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Les Chouans

Extrait.

Le commandant rangea ses soldats en deux parties égales qui présentaient chacune un front de dix hommes. Il plaça au milieu de ces deux troupes ses douze réquisitionnaires équipés en toute hâte, et se mit à leur tête. Cette petite armée était protégée par deux ailes de vingt-cinq hommes chacune, qui manœuvrèrent sur les deux côtés du chemin sous les ordres de Gérard et de Merle. Ces deux officiers devaient prendre à propos les Chouans en flanc et les empêcher de s’égailler. Ce mot du patois de ces contrées exprime l’action de se répandre dans la campagne, où chaque paysan allait se poster de manière à tirer les Bleus sans danger ; les troupes républicaines ne savaient plus alors où prendre leurs ennemis.

Ces dispositions, ordonnées par le commandant avec la rapidité voulue en cette circonstance, communiquèrent sa confiance aux soldats, et tous marchèrent en silence sur les Chouans. Au bout de quelques minutes exigées par la marche des deux corps l’un vers l’autre, il se fit une décharge à bout portant qui répandit la mort dans les deux troupes. En ce moment, les deux ailes républicaines auxquelles les Chouans n’avaient pu rien opposer, arrivèrent sur leurs flancs, et par une fusillade vive et serrée, semèrent la mort et le désordre au milieu de leurs ennemis. Cette manœuvre rétablit presque l’équilibre numérique entre les deux partis. Mais le caractère des Chouans comportait une intrépidité et une constance à toute épreuve ; ils ne bougèrent pas, leur perte ne les ébranla point, ils se serrèrent et tâchèrent d’envelopper la petite troupe noire et bien alignée des Bleus, qui tenait si peu d’espace qu’elle ressemblait à une reine d’abeilles au milieu d’un essaim. Il s’engagea donc un de ces combats horribles où le bruit de la mousqueterie, rarement entendu, est remplacé par le cliquetis de ces luttes à armes blanches pendant lesquelles on se bat corps à corps, et où, à courage égal, le nombre décide de la victoire. Les Chouans l’auraient emporté de prime abord si les deux ailes, commandées par Merle et Gérard, n’avaient réussi à opérer deux ou trois décharges qui prirent en écharpe la queue de leurs ennemis. Les Bleus de ces deux ailes auraient dû rester dans leurs positions et continuer ainsi d’ajuster avec adresse leurs terribles adversaires ; mais, animés par la vue des dangers que courait cet héroïque bataillon de soldats alors complètement entouré par les Chasseurs du Roi, ils se jetèrent sur la route comme des furieux, la baïonnette en avant, et rendirent la partie plus égale pour quelques instants. Les deux troupes se livrèrent alors à un acharnement aiguisé par toute la fureur et la cruauté de l’esprit de parti qui firent de cette guerre une exception. Chacun, attentif à son danger, devint silencieux. La scène fut sombre et froide comme la mort. Au milieu de ce silence, on n’entendait, à travers le cliquetis des armes et le grincement du sable sous les pieds, que les exclamations sourdes et graves échappées à ceux qui, blessés grièvement ou mourants, tombaient à terre. Au sein du parti républicain, les douze réquisitionnaires défendaient avec un tel courage le commandant, occupé à donner des avis et des ordres multipliés, que plus d’une fois deux ou trois soldats crièrent : — Bravo  ! les recrues.

Hulot, impassible et l’œil à tout, remarqua bientôt parmi les Chouans un homme qui, entouré comme lui d’une troupe d’élite, devait être le chef. Il lui parut nécessaire de bien connaître cet officier ; mais il fit à plusieurs reprises de vains efforts pour en distinguer les traits que lui dérobaient toujours les bonnets rouges et les chapeaux à grands bords. Seulement, il aperçut Marche-à-terre qui, placé à côté de son général, répétait les ordres d’une voix rauque, et dont la carabine ne restait jamais inactive. Le commandant s’impatienta de cette contrariété renaissante. Il mit l’épée à la main, anima ses réquisitionnaires, chargea sur le centre des Chouans avec une telle furie qu’il troua leur masse et put entrevoir le chef, dont malheureusement la figure était entièrement cachée par un grand feutre à cocarde blanche. Mais l’inconnu, surpris d’une si audacieuse attaque, fit un mouvement rétrograde en relevant son chapeau avec brusquerie ; alors il fut permis à Hulot de prendre à la hâte le signalement de ce personnage. Ce jeune chef, auquel Hulot ne donna pas plus de vingt-cinq ans, portait une veste de chasse en drap vert. Sa ceinture blanche contenait des pistolets. Ses gros souliers étaient ferrés comme ceux des Chouans. Des guêtres de chasseur montant jusqu’aux genoux et s’adaptant à une culotte de coutil très grossier complétaient ce costume qui laissait voir une taille moyenne, mais svelte et bien prise. Furieux de voir les Bleus arrivés jusqu’à sa personne, il abaissa son chapeau et s’avança vers eux ; mais il fut promptement entouré par Marche-à-terre et par quelques Chouans alarmés. Hulot crut apercevoir, à travers les intervalles laissés par les têtes qui se pressaient autour de ce jeune homme, un large cordon rouge sur une veste entrouverte. Les yeux du commandant, attirés d’abord par cette royale décoration, alors complètement oubliée, se portèrent soudain sur un visage qu’il perdit bientôt de vue, forcé par les accidents du combat de veiller à la sûreté et aux évolutions de sa petite troupe. Aussi, à peine vit-il des yeux étincelants dont la couleur lui échappa, des cheveux blonds et des traits assez délicats, brunis par le soleil. Cependant il fut frappé de l’éclat d’un cou nu dont la blancheur était rehaussée par une cravate noire, lâche et négligemment nouée. L’attitude fougueuse et animée du jeune chef était militaire, à la manière de ceux qui veulent dans un combat une certaine poésie de convention. Sa main bien gantée agitait en l’air une épée qui flamboyait au soleil. Sa contenance accusait tout à la fois de l’élégance et de la force. Son exaltation consciencieuse, relevée encore par les charmes de la jeunesse, par des manières distinguées, faisait de cet émigré une gracieuse image de la noblesse française ; il contrastait vivement avec Hulot, qui, à quatre pas de lui, offrait à son tour une image vivante de cette énergique République pour laquelle ce vieux soldat combattait, et dont la figure sévère, l’uniforme bleu à revers rouges usés, les épaulettes noircies et pendant derrière les épaules, peignaient si bien les besoins et le caractère.

La pose gracieuse et l’expression du jeune homme n’échappèrent pas à Hulot, qui s’écria en voulant le joindre : — Allons, danseur d’Opéra, avance donc que je te démolisse.

 

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 Extrait de Les Chouans d’Honoré de Balzac (1829)