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Un génie terrifiant

 

Consuelo est l’oeuvre la plus ambitieuse de George Sand. A la fois roman de formation, roman historique, roman féministe, ce livre très touffu est surtout un hymne à la liberté et à la beauté. Dans cet extrait, l’héroïne du roman, d’origine espagnole mais sans famille, montre l’étendue de son talent à son professeur vénitien Porpora.

 

— Je voudrais la regarder chanter, dit le Porpora ; car entre nous soit dit, je l’ai toujours entendue sans jamais songer à la voir. Il faut que je sache comment elle se tient, ce qu’elle fait de sa bouche et de ses yeux. Allons, lève-toi, ma fille ; c’est pour moi aussi que l’épreuve va être tentée.

— Ce sera donc moi qui l’accompagnerai, dit Anzoleto en s’asseyant au clavecin.

— Vous allez m’intimider trop, mon maître, dit Consuelo à Porpora.

— La timidité n’appartient qu’à la sottise, répondit le maître. Quiconque se sent pénétré d’un amour vrai pour son art ne peut rien craindre. Si tu trembles, tu n’as que de la vanité ; si tu perds tes moyens, tu n’en as que de factices ; et s’il en est ainsi, je suis là pour dire tout le premier : la Consuelo n’est bonne à rien ! »

Et sans s’inquiéter de l’effet désastreux que pouvaient produire des encouragements aussi tendres, le professeur mit ses lunettes, arrangea sa chaise bien en face de son élève, et commença à battre la mesure sur la queue du clavecin pour donner le vrai mouvement à la ritournelle. On avait choisi un air brillant, bizarre et difficile, tiré d’un opéra bouffe de Galuppi, la Diavolessa, afin de prendre tout à coup le genre le plus différent de celui où Consuelo avait triomphé le matin. La jeune fille avait une si prodigieuse facilité qu’elle était arrivée, presque sans études, à faire faire, en se jouant, tous les tours de force alors connus, à sa voix souple et puissante. Le Porpora lui avait recommandé de faire ces exercices, et, de temps en temps, les lui avait fait répéter pour s’assurer qu’elle ne les négligeait pas. Mais il n’y avait jamais donné assez de temps et d’attention pour savoir ce dont l’étonnante élève était capable en ce genre. Pour se venger de la rudesse qu’il venait de lui montrer, Consuelo eut l’espièglerie de surcharger l’air extravagant de la Diavolessa d’une multitude d’ornements et de traits regardés jusque-là comme impossibles, et qu’elle improvisa aussi tranquillement que si elle les eût notés et étudiés avec soin. Ces ornements furent si savants de modulations, d’un caractère si énergique, si infernal, et mêlés, au milieu de leur plus impétueuse gaieté, d’accents si lugubres, qu’un frisson de terreur vint traverser l’enthousiasme de l’auditoire, et que le Porpora, se levant tout à coup, s’écria avec force :

« C’est toi qui es le diable en personne ! »

Consuelo finit son air par un crescendo de force qui enleva les cris d’admiration, tandis qu’elle se rasseyait sur sa chaise en éclatant de rire.

« Méchante fille ! dit le Porpora, tu m’as joué un tour pendable. Tu t’es moquée de moi. Tu m’as caché la moitié de tes études et de tes ressources. Je n’avais plus rien à t’enseigner depuis longtemps, et tu prenais mes leçons par hypocrisie, peut-être pour me ravir tous les secrets de la composition et de l’enseignement, afin de me surpasser en toutes choses, et de me faire passer ensuite pour un vieux pédant !

[…]

— Vous serez toujours mon maître respecté et bien-aimé, s’écria-t-elle en se jetant à son cou et en le serrant à l’étouffer ; c’est à vous que je dois mon pain et mon instruction depuis dix ans. O mon maître ! On dit que vous avez fait des ingrats : que Dieu me retire à l’instant même l’amour et la voix, si je porte dans mon cœur le poison de l’orgueil et de l’ingratitude ! »

Le Porpora devint pâle, balbutia quelques mots, et déposa un baiser paternel sur le front de son élève : mais il y laissa une larme ; et Consuelo, qui n’osa l’essuyer, sentit sécher lentement sur son front cette larme froide et douloureuse de la vieillesse abandonnée et du génie malheureux. Elle en ressentit une émotion profonde et comme une terreur religieuse qui éclipsa toute sa gaieté et éteignit toute sa verve pour le reste de la soirée. Une heure après, quand on eut épuisé autour d’elle et pour elle toutes les formules de l’admiration, de la surprise et du ravissement, sans pouvoir la distraire de sa mélancolie, on lui demanda un spécimen de son talent dramatique. Elle chanta un grand air de Jomelli dans l’opéra de Didon abandonnée ; jamais elle n’avait mieux senti le besoin d’exhaler sa tristesse ; elle fut sublime de pathétique, de simplicité, de grandeur, et belle de visage plus encore qu’elle ne l’avait été à l’église. Son teint s’était animé d’un peu de fièvre, ses yeux lançaient de sombres éclairs ; ce n’était plus une sainte, c’était mieux encore, c’était une femme dévorée d’amour.

 

 

***

 

George Sand, Consuelo, 1843 (Ch. 12)