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Les Liaisons dangereuses 

Lettre 48

Cécile Volanges à Sophie Carnay.

 

Tu avais raison, ma chère Sophie ; tes prophéties réussissent mieux que tes conseils. Danceny, comme tu l’avais prédit, a été plus fort que le confesseur, que toi, que moi-même ; nous voilà revenus exactement où nous en étions. Ah ! je ne m’en repens pas ; et toi, si tu m’en grondes, ce sera faute de savoir le plaisir qu’il y a à aimer Danceny. Il t’est bien aisé de dire comme il faut faire, rien ne t’en empêche ; mais si tu avais éprouvé combien le chagrin de quelqu’un qu’on aime nous fait mal, comment sa joie devient la nôtre, et comme il est difficile de dire non, quand c’est oui que l’on veut dire, tu ne t’étonnerais plus de rien : moi-même qui l’ai senti, bien vivement senti, je ne le comprends pas encore. Crois-tu, par exemple, que je puisse voir pleurer Danceny sans pleurer moi-même ? Je t’assure bien que cela m’est impossible ; et quand il est content, je suis heureuse comme lui. Tu auras beau dire ; ce qu’on dit ne change pas ce qui est, et je suis bien sûre que c’est comme ça.

Je voudrais te voir à ma place… Non, ce n’est pas là ce que je veux dire, car sûrement je ne voudrais céder ma place à personne : mais je voudrais que tu aimasses aussi quelqu’un ; ce ne serait pas seulement pour que tu m’entendisses mieux, et que tu me grondasses moins ; mais c’est qu’aussi tu serais plus heureuse, ou, pour mieux dire, tu commencerais seulement alors à le devenir.

Nos amusements, nos rires, tout cela, vois-tu, ce ne sont que des jeux d’enfants ; il n’en reste rien après qu’ils sont passés. Mais l’amour, ah ! l’amour !… un mot, un regard, seulement de le savoir là, eh bien ! c’est le bonheur. Quand je vois Danceny, je ne désire plus rien, quand je ne le vois pas, je ne désire que lui. Je ne sais comment cela se fait : mais on dirait que tout ce qui me plaît lui ressemble. Quand il n’est pas avec moi, j’y songe ; et quand je peux y songer tout à fait, sans distraction, quand je suis toute seule par exemple, je suis encore heureuse ; je ferme les yeux, et tout de suite je crois le voir ; je me rappelle ses discours, et je crois l’entendre ; cela me fait soupirer ; et puis je sens un feu, une agitation… Je ne saurais tenir en place. C’est comme un tourment, et ce tourment-là fait un plaisir inexprimable.

Je crois même que quand une fois on a de l’amour, cela se répand jusques sur l’amitié. Celle que j’ai pour toi n’a pourtant pas changé ; c’est toujours comme au couvent ; mais ce que je te dis, je l’éprouve avec madame de Merteuil. Il me semble que je l’aime plus comme Danceny que comme toi, et quelquefois je voudrais qu’elle fût lui. Cela vient peut-être de ce que ce n’est pas une amitié d’enfant comme la nôtre ; ou bien de ce que je les vois si souvent ensemble, ce qui fait que je me trompe. Enfin, ce qu’il y a de vrai, c’est qu’à eux deux ils me rendent bien heureuse ; et après tout, je ne crois pas qu’il y ait grand mal à ce que je fais. Aussi je ne demanderais qu’à rester comme je suis ; et il n’y a que l’idée de mon mariage qui me fasse de la peine ; car si M. de Gercourt est comme on me l’a dit, et je n’en doute pas, je ne sais pas ce que je deviendrai. Adieu, ma Sophie ; je t’aime toujours bien tendrement.

De … ce 4 septembre 17…

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Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses. Lettre 55.