La Comédie de Mont-de-Marsan
Dans cet extrait, une femme amoureuse de son corps et indifférente à son âme (la mondaine), puis une femme brimant sa chair pour s’élever spirituellement (la superstitieuse) rencontrent « la sage », qui les persuade de leur erreur : vivre dans la sagesse chrétienne suppose de respecter son être entier, corps et esprit.
Personnages : La mondaine, la superstitieuse, la sage, la bergère.
LA MONDAINE
Ha ! mes beaux yeux verts
Nourriture à vers
Ne deviendront point.
LA SUPERSTITIEUSE
Vous ferez ce saut ;
Mourir il vous faut,
C’est le plus sûr point.
LA MONDAINE
Cette mort rebelle
Si jeune et si belle
Ne m’oserait prendre.
LA SUPERSTITIEUSE
Nul de sa main forte,
Quelque arme qu’il porte,
Ne se peut défendre.
LA MONDAINE
Point n’y veux penser,
Mais mon temps passer
Sans ce dur remords,
Durant ma jeunesse ;
Puis après, vieillesse
Finira par mort.
LA SUPERSTITIEUSE
La mort n’a nulle heure,
Ni ne fait demeure
Pour force ou jeunesse ;
Soudain vous prendra.
Donc ne vous faudra
Fier en vieillesse.
LA MONDAINE
Puisqu’ainsi est que demain je mourrai,
A belle bride abattue je courrai
A tout plaisir, dormir, manger et boire
Et passerai mon temps si plaisamment
Que j’aurai eu parfait contentement
Avant le jour de la dame tant noire[1].
LA SUPERSTITIEUSE
Non, non, ma sœur, mieux vaut faire ceci :
Pour vain plaisir prenez peine et souci,
En oubliant pour l’âme votre corps.
Quant est du mien, tous les jours je le tue.
Car pour gagner Paradis m’évertue,
A tout le moins j’y fais tous mes efforts.
LA SAGE commence
Dieu a bien fait un très beau don à l’homme
De lui donner raison, savez-vous comme ?
Comme à un ange. Est-ce pas don honnête ?
Par la raison il assemble et assomme[2],
Aime et connait les vertus et les nomme.
Par la raison il diffère à la bête.
Dieu lui a mis en haut regard et tête
Pour contempler ce qui est par sur lui[3] :
La bête en bas à la terre s’arrête,
Et l’homme en haut, dont vient tout son appui.
L’homme raisonnable
Est fait agréable
A Dieu et au monde.
Dieu croit[4], aime, adore,
Loue, prie et honore :
Là son esprit fonde.
Quant à son prochain,
Le bon cœur la main
Met à le servir.
Ce qu’il doit il paie,
Et a toujours joie
A vertus suivir[5].
LA SUPERSTITIEUSE
Ma mie, voilà un propos
Qui est au votre différent.
Elle vit en un grand repos.
Oyons qu’elle va référant[6].
LA MONDAINE
Mais allons à elle en courant,
Et lui déclarons toutes choses.
A la voir il est apparent
Qu’elle entend la rime et la prose.
LA SAGE
Voilà deux dames bien contraires
A leurs avis, venant ici ;
Entendre faut de leur affaire.
LA SUPERSTITIEUSE
Madame, la Bonté sans si[7]
Vous doint[8] bon jour.
LA SAGE
Hé, grand merci !
A vous deux j’en désire autant.
LA MONDAINE
Pour nous ôter hors de souci,
A vous nous en venons battant.
LA SUPERSTITIEUSE
Ça, Madame, à vous voir de loin,
Seulement à votre apparence,
Nous semble qu’à notre besoin
Nous devez donner allégeance.
LA SAGE
Or, parlez, car j’ai espérance,
En me montrant comme avocats
Ce dont êtes en différence,
Que je donnerai ordre à vos cas.
LA MONDAINE
Madame, je suis corporelle,
Aimant mon corps, tant naturelle
Qu’à rien fors[9] à vivre ne pense.
J’entends vivre joyeusement
En biens et honneur longuement,
En tous plaisirs, jeux, ris et danses.
J’aime mon corps, voilà la fin :
C’est mon ami, c’est mon afin[10] ;
C’est mon tout, mon Dieu, mon idole.
LA SAGE
Voilà trop bestiale amour.
Si vous y faites long séjour,
Par cet amour deviendrez folle.
LA SUPERSTITIEUSE
Pas ne suis comme elle, Madame,
Car je n’aime rien que mon âme
Et ne veux, sinon la sauver.
Et pour la rendre nette et pure,
Mal et peine en mon corps j’endure,
Pour ma vertu mieux éprouver.
LA SAGE
Votre âme sauver ! Las, m’amie,
Elle n’a plus grande ennemie
De votre gloire[11] par trop grande.
LA SUPERSTITIEUSE
Quoi ? Est-ce mal fait de défaire
Son corps, pour son âme parfaire,
Madame, je le vous demande ?
LA SAGE
Premier[12] voulez le corps détruire
Que votre âme en vertu instruire :
C’est ruiner tout l’édifice.
***
Extrait de La Comédie de Mont-de-Marsan, de Marguerite de Navarre (jouée en 1548, publiée en 1896). Orthographe modernisée.
[1] la mort
[2] Calcule, dénombre, mais aussi « porte à son point d’achèvement ».
[3] par-dessus lui
[4] Il croit en Dieu…
[5] suivre
[6] Ecoutons ce qu’elle raconte.
[7] la providence
[8] donne
[9] sauf
[10] allié, parent
[11] orgueil
[12] En premier lieu… (avant) que votre âme…
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