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Le duc de Vendôme

 

 

Tome 5, chapitre 8.

 

« Il était d’une taille ordinaire pour la hauteur, un peu gros, mais vigoureux, fort, et alerte ; un visage fort noble et l’air haut ; de la grâce naturelle dans le maintien et dans la parole ; beaucoup d’esprit naturel, qu’il n’avait jamais cultivé, une énonciation facile, soutenue d’une hardiesse naturelle, qui se tourna depuis en audace la plus effrénée ; beaucoup de connaissance du monde, de la cour, des personnages successifs, et, sous une apparente incurie, un soin et une adresse continuelle à en profiter en tout genre; surtout admirable courtisan, et qui sut tirer avantage jusque de ses plus grands vices à l’abri du faible du Roi pour sa naissance ; poli par art, mais avec un choix et une mesure avare, insolent à l’excès dès qu’il crut le pouvoir oser impunément, et en même temps familier et populaire avec le commun par une affectation qui voilait sa vanité, et le faisait aimer du vulgaire ; au fond l’orgueil même, et un orgueil qui voulait tout, qui dévorait tout. A mesure que son rang s’éleva et que sa faveur augmenta, sa hauteur, son peu de ménagement, son opiniâtreté jusqu’à l’entêtement, tout cela crût à proportion, jusqu’à se rendre inutile toute espèce d’avis, et se rendre inaccessible qu’à un nombre très petit de familiers, et à ses valets. La louange, puis l’admiration, enfin l’adoration, furent le canal unique par lequel on pût approcher ce demi-dieu, qui soutenait des thèses ineptes sans que personne osât, non pas contredire, mais ne pas approuver. Il connut et abusa plus que personne de la bassesse du Français. Peu à peu il accoutuma les subalternes, puis de l’un à l’autre toute son armée, à ne l’appeler plus que Monseigneur et Votre Altesse. En moins de rien, cette gangrène gagna jusqu’aux lieutenants généraux et aux gens les plus distingués, dont pas un, comme des moutons à l’exemple les uns des autres, n’osa plus lui parler autrement, et qui, l’usage ayant passé en droit, y auraient hasardé l’insulte si quelqu’un d’eux se fût avisé de lui parler autrement.

      Ce qui est prodigieux à qui a connu le Roi galant aux dames une si longue partie de sa vie, dévot l’autre, souvent avec importunité pour autrui, et, dans toutes ces deux parties de sa vie, plein d’une juste, mais d’une singulière horreur pour tous les habitants de Sodome, et jusqu’au moindre soupçon de ce vice, M. de Vendôme y fut plus salement plongé toute sa vie que personne, et si publiquement, que lui-même n’en faisait pas plus de façon que de la plus légère et de la plus ordinaire galanterie, sans que le Roi, qui l’avait toujours su, l’eût jamais trouvé mauvais, ni qu’il en eût été moins bien avec lui. Ce scandale le suivit toute sa vie à la cour, à Anet aux armées. Ses valets et des officiers subalternes satisfirent toujours cet horrible goût, étaient connus pour tels, et comme tels étaient courtisés des familiers de M. de Vendôme et de ce qui voulait s’avancer auprès de lui. On a vu avec quelle audacieuse effronterie il fit publiquement le grand remède par deux fois, prit congé pour l’aller faire, qu’il fut le premier qui l’ait osé, et que sa santé devint la nouvelle de la cour, et avec quelle bassesse elle y entra à l’exemple du Roi, qui n’aurait pas pardonné à un fils de France ce qu’il ménagea avec une faiblesse si étrange et si marquée pour Vendôme. Sa paresse était à un point qui ne se peut concevoir: il a pensé être enlevé plus d’une fois pour s’être opiniâtré dans un logement plus commode, mais trop éloigné, et risqué les succès de ses campagnes, donné même des avantages considérables à l’ennemi, par ne se pouvoir résoudre à quitter un camp où il se trouvait logé à son aise. Il voyait peu à l’armée par lui-même: il s’en fiait à ses familiers, que très souvent encore il n’en croyait pas. Sa journée, dont il ne pouvait troubler l’ordre ordinaire, ne lui permettait guère de faire autrement. Sa saleté était extrême ; il en tirait vanité : les sots le trouvaient un homme simple. Il était plein de chiens et de chiennes dans son lit, qui y faisaient leurs petits à ses côtés. Lui-même ne s’y contraignait de rien. Une de ses thèses était que tout le monde en usait de même, mais n’avait pas la bonne foi d’en convenir comme lui; il le soutint un jour à Mme la princesse de Conti la plus propre personne du monde, et la plus recherchée dans sa propreté. Il se levait assez tard à l’armée, se mettait sur sa chaise percée, y faisait ses lettres et y donnait ses ordres du matin. Qui avait affaire à lui, c’est-à-dire pour les officiers généraux et les gens distingués, c’était le temps de lui parler. Il avait accoutumé l’armée à cette infamie. Là, il déjeunait à fond, et souvent avec deux ou trois familiers, rendait d’autant, soit en mangeant, soit en écoutant, ou en donnant ses ordres; et toujours force spectateurs debout. II faut passer ces honteux détails pour le bien connaître. Il rendait beaucoup ; quand le bassin était plein à répandre, on le tirait et on le passait sous le nez de toute la compagnie pour l’aller vider, et souvent plus d’une fois Les jours de barbe, le même bassin dans lequel il venait de se soulager, servait à lui faire la barbe. C’était une simplicité de mœurs, selon lui, digne des premiers Romains, et qui condamnait tout le faste et le superflu des autres. Tout cela fini, il s’habillait, puis jouait gros jeu au piquet ou à l’hombre; ou, s’il fallait absolument monter à cheval pour quelque chose, c’en était le temps. L’ordre donné au retour, tout était fini chez lui. Il soupait avec ses familiers largement : il était grand mangeur, d’une gourmandise extraordinaire, ne se connaissait à aucun mets, aimait fort le poisson, et mieux le passé et souvent le puant que le bon. La table se prolongeait en thèses, en disputes, et, par-dessus tout, louanges, éloges, hommages toute la journée et de toutes parts. Il n’aurait pardonné le moindre blâme à personne: il voulait passer pour le premier capitaine de son siècle, et parlait indécemment du prince Eugène et de tous les autres ; la moindre contradiction eût été un crime. Le soldat et le bas officier l’adoraient pour sa familiarité avec eux et la licence qu’il tolérait pour s’en gagner les cœurs, dont il se dédommageait par une hauteur sans mesure avec tout ce qui était élevé en grade ou en naissance. »

 

 

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