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Et s’il nous manquait un sens ?

 

Montaigne est toujours très concret dans son écriture, pleine d’images et de métaphores très vivantes. Cela ne l’empêche d’être un philosophe articulant des arguments extrêmement forts et efficaces. A une époque où la science moderne pose ses bases, il porte sur les limites de notre connaissance des jugements toujours valables aujourd’hui…

 

 

La première considération que j’ai sur le sujet des sens est que je mets en doute que l’homme soit pourvu de tous les sens que connaît Nature. Je vois plusieurs animaux qui vivent une vie entière et parfaite, les uns sans la vue, les autres sans l’ouïe : qui sait si en nous aussi il ne manque pas encore un, deux, trois et plusieurs autres sens ? Car, s’il en manque quelqu’un, notre discours n’en peut découvrir l’absence. C’est le privilège des sens d’être l’extrême borne de notre connaissance : il n’y a rien au-delà d’eux qui nous puisse servir à les découvrir, et même un sens n’en peut découvrir un autre. (…)

Il est impossible de faire concevoir à un homme naturellement aveugle qu’il n’y voit pas, impossible de lui faire désirer la vue et regretter son défaut. Par quoi, nous ne devons prendre aucune assurance de ce que notre âme est contente et satisfaite de ceux que nous avons, vu qu’elle n’a pas de quoi sentir en cela sa maladie et son imperfection, si jamais elle s’y trouve. Il est impossible qu’on dise à cet aveugle, par raison, par argument, ni par analogie, quoi que ce soit qui puisse loger dans son imagination la moindre appréhension de la lumière, de la couleur, et de la vue.

J’ai vu un gentilhomme de bonne maison, aveugle né, au moins aveugle depuis un âge si précoce qu’il ne sait ce que c’est que la vue. Il comprend si peu ce qui lui manque qu’il use et se sert comme nous des mots propres à la vue, et qu’il les applique d’une façon qui n’est qu’à lui, et toute particulière. On lui présentait un enfant dont il était le parrain : l’ayant pris dans ses bras : « Mon Dieu, dit-il, le bel enfant ! Qu’il est beau à voir ! Comme il a le visage gai ! » Il dira, comme l’un d’entre nous : « Cette salle jouit d’une belle vue, il fait clair, il fait un beau soleil. » Il y a plus : car, parce que nous nous amusons à la chasse, à la paume, au tir au but, et qu’il en a ouï dire, il s’y affectionne et s’y embesogne, et il croit y avoir la même part que nous y avons. Il s’y pique et s’y plait, et il ne les reçoit pourtant que par les oreilles ! On lui crie que voilà un lièvre quand on est en quelque belle esplanade où il puisse piquer, et puis on lui dit encore que voilà un lièvre de pris, et le voilà aussi fier de sa prise, qu’il entend dire aux autres qu’ils le sont. La balle, il la prend à la main gauche, et la pousse avec sa raquette. De l’arquebuse, il en tire au jugé, et il se contente de ce que les gens lui disent qu’il est ou trop haut ou à côté.

Sait-on bien si le genre humain ne fait pas une sottise pareille, par l’absence de quelque sens, et que par ce défaut la plupart du visage des choses nous soit caché ? Sait-on si les difficultés que nous trouvons en plusieurs ouvrages de nature ne viennent pas de là ? Et si plusieurs actions des animaux qui excèdent notre capacité, sont produits par la faculté de quelque sens qui nous manque ? Et si certains d’entre eux n’ont pas par ce moyen une vie plus pleine et plus entière que la nôtre ?

 

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Essais, livre II, ch. 12 : « Apologie de Rayond Sebond » (Édition de Bernard Combeaud, 2019, Robert Laffont/Mollat -Adaptation en français moderne.)