Les Faux-monnayeurs
Le romancier Edouard déjeune avec Oscar Molinier, un magistrat qui lui fait part de ses embarras conjugaux.
« — Oh ! mon assentiment… mon assentiment, a-t-il dit, le nez dans son assiette, on s’en passe parfois, de mon assentiment. Il faut se rendre compte que dans les ménages, et je parle des plus unis, ce n’est pas toujours le mari qui décide. Vous n’êtes pas marié, cela ne vous intéresse pas…
« — Pardonnez-moi, fis-je en riant ; je suis romancier.
« — Alors vous avez pu remarquer sans doute que ce n’est pas toujours par faiblesse de caractère qu’un homme se laisse mener par sa femme.
« — Il est en effet, concédai-je en manière de flatterie, des hommes fermes, et même autoritaires, qu’on découvre, en ménage, d’une docilité d’agneau.
« — Et savez-vous à quoi cela tient ? reprit-il… Neuf fois sur dix, le mari qui cède à sa femme, c’est qu’il a quelque chose à se faire pardonner. Une femme vertueuse, mon cher, prend avantage de tout. Que l’homme courbe un instant le dos, elle lui saute sur les épaules. Ah ! mon ami, les pauvres maris sont parfois bien à plaindre. Quand nous sommes jeunes, nous souhaitons de chastes épouses, sans savoir tout ce que nous coûtera leur vertu.
« Les coudes sur la table et le menton dans les mains, je contemplais Molinier. Le pauvre homme ne se doutait pas combien la position courbée dont il se plaignait, paraissait naturelle à son échine ; il s’épongeait le front fréquemment, mangeait beaucoup, non tant comme un gourmet que comme un goinfre, et semblait apprécier particulièrement le vieux bourgogne que nous avions commandé. Heureux de se sentir écouté, compris, et, pensait-il sans doute, approuvé, il débordait d’aveux.
« — En tant que magistrat, continuait-t-il, j’en ai connu qui ne se prêtaient à leur mari qu’à contrecœur, qu’à contre-sens… et qui pourtant s’indignent lorsque le malheureux rebuté va chercher ailleurs sa provende.
« Le magistrat avait commencé sa phrase au passé ; le mari l’achevait au présent, dans un indéniable rétablissement personnel. Il ajouta sentencieusement, entre deux bouchées :
« — Les appétits d’autrui paraissent facilement excessifs, dès qu’on ne les partage pas. But un grand coup de vin, puis : — Et ceci vous explique, cher ami, comment un mari perd la direction de son ménage.
« J’entendais de reste et découvrais, sous l’incohérence apparente de ses propos, son désir de faire retomber sur la vertu de sa femme la responsabilité de ses faillites. Des êtres aussi disloqués que ce pantin, me disais-je, n’ont pas trop de tout leur égoïsme pour tenir reliés entre eux les éléments disjoints de leur figure. Un peu d’oubli d’eux-mêmes, et ils s’en iraient en morceaux. »
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André Gide, Les Faux-Monnayeurs, 1925.
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