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Les Nourritures terrestres

 

 

 

 

Lorsqu’elles parurent en 1897, Gide avait 28 ans, Les Nourritures terrestres n’eurent aucun succès. C’est peu à peu que le livre devint une sorte de manifeste de libération pour une jeunesse bourgeoise écrasée de principes et de possessions. Le narrateur est une sorte de héros Nietzschéen qui ne vit que pour le désir et la joie.

 

« Il y eut un temps où ma joie devint si grande, que je la voulus communiquer, enseigner à quelqu’un ce qui dans moi la faisait vivre.

Au soir, je regardais dans d’inconnus villages les foyers, dispersés durant le jour, se reformer. Le père rentrait, las de travail ; les enfants revenaient de l’école. La porte de la maison s’entr’ouvrait un instant sur un accueil de lumière, de chaleur et de rire, et puis se refermait pour la nuit. Rien de toutes les choses vagabondes n’y pouvait plus rentrer, du vent grelottant du dehors. – Familles, je vous hais ! foyers clos ; portes refermées ; possessions jalouses du bonheur. – Parfois, invisible de nuit, je suis resté penché vers une vitre, à longtemps regarder la coutume d’une maison. Le père était là, près de la lampe ; la mère cousait ; la place d’un aïeul restait vide ; un enfant, près du père, étudiait ; – et mon coeur se gonfla du désir de l’emmener avec moi sur les routes.

Le lendemain je le revis, comme il sortait de l’école ; le surlendemain je lui parlai ; quatre jours après il quitta tout pour me suivre. Je lui ouvris les yeux devant la splendeur de la plaine ; il comprit qu’elle était ouverte pour lui. J’enseignai donc son âme à devenir plus vagabonde, joyeuse enfin – puis à se détacher même de moi, à connaître sa solitude.

Seul, je goûtai la violente joie de l’orgueil. J’aimais me lever avant l’aube ; j’appelais le soleil sur les chaumes ; le chant de l’alouette était ma fantaisie et la rosée était ma lotion d’aurore. Je me plaisais à d’excessives frugalités, mangeant si peu que ma tête en était légère et que toute sensation me devenait une sorte d’ivresse. J’ai bu de bien des vins depuis, mais aucun ne donnait, je sais, cet étourdissement du jeûne, au grand matin ce vacillement de la plaine, avant que, le soleil venu, je ne dorme au creux d’une meule.

Le pain que j’emportais avec moi, je le gardais parfois jusqu’à la demi-défaillance ; alors il me semblait sentir moins étrangement la nature et qu’elle me pénétrait mieux ; c’était un afflux du dehors ; par tous mes sens ouverts j’accueillais sa présence ; tout, en moi, s’y trouvait convié. »



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