Paludes
Ecrit en trois mois dans « un état d’inconscience presque total », Paludes est un petit récit très réussi, drôle et plein d’autodérision. Paludes, c’est l’histoire d’un écrivain essayant d’écrire Paludes pour se sortir d’une existence mesquine et répétitive : y parviendra-t-il ?
« Je sortis, bientôt après, moi-même, après mon succinct déjeuner. J’allai voir Etienne qui corrigeait les épreuves de sa pièce. Il me dit que j’avais bien raison d’écrire Paludes, parce que, selon lui, je n’étais pas né pour les drames. Je le quittai. Dans la rue je croisai Roland qui m’accompagna chez Abel. Là je trouvai Claudius et Urbain les poètes ; ils étaient en train d’affirmer qu’on ne pouvait plus faire de drames ; chacun n’approuva pas les raisons que l’autre en donnait, mais ils s’accordèrent pour supprimer le théâtre. Ils me dirent aussi que je faisais bien de ne plus écrire de vers, parce que je les réussissais mal. Théodore entra, puis Walter que je ne peux pas sentir ; je sortis, Roland sortit avec moi. Sitôt dans la rue, je commençai :
« Quelle existence intolérable ! La supportez-vous cher ami ?
– Assez bien, me dit-il – mais intolérable pourquoi ?
– Il suffit qu’elle puisse être différente et qu’elle ne le soit pas. Tous nos actes sont si connus qu’un suppléant pourrait les faire et, répétant nos mots d’hier, former nos phrases de demain. C’est le jeudi qu’Abel reçoit ; il eût eu le même étonnement à ne pas voir venir Urbain, Claudius, Walter et vous, que nous tous à ne pas le trouver chez lui ! Oh ! ce n’est pas que je me plaigne ; mais je n’y pouvais plus tenir : – Je pars – je pars en voyage.
– Vous, dit Roland. Bah ! où, et quand ?
– Après-demain – où ? je ne sais pas… mais, cher ami, vous comprenez que si je savais où je vais, et pour qu’y faire, je ne sortirais pas de ma peine. Je pars simplement pour partir ; la surprise même est mon but – l’imprévu – comprenez-vous ? – l’imprévu ! Je ne vous propose pas de m’accompagner, parce que j’emmène Angèle – mais que ne partez-vous donc vous-même, de votre côté, n’importe où, laissant stagner les incurables.
– Permettez, dit Roland, je ne suis pas comme vous ; j’aime bien, quand je pars, à savoir où je vais.
– Donc l’on choisit alors ! que vous dirais-je ? – l’Afrique ! connaissez-vous Biskra ? Songez au soleil sur les sables ! et les palmiers. Roland ! Roland ! les dromadaires ! – Songez que ce même soleil que nous entrevoyons si misérable, entre les toits, derrière la poussière et la ville, luit déjà, luit déjà là-bas, et que tout est partout disponible ! Attendrez-vous toujours ? Ah ! Roland. Le manque d’air ici, autant que l’ennui, fait bâiller ; partez-vous ?
– Cher ami, dit Roland, il se peut que m’attendent là-bas de très agréables surprises ; – mais trop d’occupations me retiennent – j’aime mieux ne pas désirer. Je ne peux pas aller à Biskra.
– Mais c’est pour les lâcher, précisément, repris-je, ces occupations qui vous tiennent. – Accepterez-vous donc d’y être astreint toujours ? Moi, cela m’est égal, comprenez : je pars pour un autre voyage ; – mais songez que peut-être on ne vit qu’une fois, et combien est petit le cercle de votre manège !
– Ah ! cher ami, dit-il, n’insistez plus – j’ai des raisons très sérieuses, et votre argumentation me lasse. Je ne peux pas aller à Biskra.
– Alors laissons cela – lui dis-je ; aussi bien voilà ma demeure, – allons ! adieu pour quelque temps – et de mon départ, s’il vous plaît, veuillez informer tous les autres. »
Je rentrai.
À six heures vint mon grand ami Hubert ; il sortait d’un comité de choses mutuelles. Il dit :
« On m’a parlé de Paludes !
– Qui donc ? demandai-je excité.
– Des amis… Tu sais : ça n’a pas beaucoup plu ; on m’a même dit que tu ferais mieux d’écrire autre chose.
– Alors tais-toi.
– Tu sais, reprit-il, moi je ne m’y connais pas ; j’écoute ; du moment que ça t’amuse d’écrire Paludes…
– Mais ça ne m’amuse pas du tout, criai-je ; j’écris Paludes parce que… Et puis parlons d’autre chose… Je pars en voyage.
– Bah ! fit Hubert.
– Oui, dis-je, on a besoin parfois de sortir un peu de la ville. Je pars après-demain ; et pour je ne sais où… J’emmène Angèle.
– Comment, à ton âge ! »
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