Le Porche du mystère de la deuxième vertu
Extrait.
Les enfants ne pensent même pas à la fatigue.
Ils courent comme des petits chiens. Ils font le chemin vingt fois.
Et par conséquent vingt fois plus de chemin qu’il n’en faut.
Qu’est-ce que ça leur fait. Ils savent bien que le soir
(Mais ils n’y pensent pas)
Ils tomberont de sommeil
Dans leur lit ou même à table
Et que le sommeil est la fin de tout.
Voilà leur secret, voilà le secret d’être infatigable.
Infatigable comme les enfants.
Infatigable comme l’enfant Espérance.
(…)
Les nuits se suivent et se tiennent et pour l’enfant les nuits sont continues et elles sont le fond de son être même.
C’est là qu’il retombe. Elles sont le fond même de sa vie.
Elles sont son être même. La nuit est l’endroit, la nuit est l’être où il se baigne, où il se nourrit, où il se crée, où il se fait.
Où il fait son être.
Où il se refait.
La nuit est l’endroit, la nuit est l’être où il se repose, où il se retire, où il se recueille.
Où il rentre. Et il en sort frais. La nuit est ma plus belle création.
Or pourquoi l’homme n’en use-t-il pas. On me dit qu’il y a des hommes qui ne dorment pas la nuit.
La nuit est pour les enfants et pour ma jeune Espérance ce qu’elle est réellement. Ce sont les enfants qui voient et qui savent. C’est ma jeune espérance
Qui voit et qui sait. Ce que c’est que l’être.
Ce que c’est que cet être la nuit. C’est la nuit qui est continue.
Les enfants savent très bien. Les enfants voient très bien.
Et ce sont les jours qui sont discontinus. Ce sont les jours qui percent, qui rompent la nuit
Et nullement les nuits qui interrompent le jour.
C’est le jour qui fait du bruit à la nuit.
Autrement elle dormirait.
Et la solitude, et le silence de la nuit est si beau et si grand
Qu’il entoure, qu’il cerne, qu’il ensevelit les jours mêmes.
Qu’il fait une bordure auguste aux agitations des jours.
Les enfants ont raison, ma petite Espérance a raison.
Toutes les nuits ensemble
Se rejoignent, se joignent comme une belle ronde, comme une belle danse
De nuits qui se tiennent par la main et les maigres jours
Ne font qu’une procession qui ne se tient pas par la main.
Les enfants ont raison, ma petite Espérance a raison.
Les nuits toutes ensemble
Se rejoignent, se joignent par dessus les bords des
jours, se tendent la main
Par dessus les jours, font une chaîne et plus qu’une
chaîne,
Une ronde, une danse, les nuits se prennent la main
Par dessus le jour, du matin au soir
Du bord du matin à celui du soir, se penchant l’une
vers l’autre.
Celle qui descend du jour précédent se penche en
arrière
Celle qui monte
Du jour suivant
Se penche en avant
Et les deux se joignent, joignent leurs mains,
Joignent leur silence et leur ombre
Et leur piété et leur auguste solitude
Par dessus les bords difficiles
Par dessus les bords du laborieux jour.
Et toutes ensemble, ainsi se tenant la main,
Débordant par dessus les bords, les poignets liés
Aux poignets toutes les nuits l’une après l’autre
Ensemble forment la nuit et les jours l’un après l’autre
Ensemble ne forment pas le jour. Car ils ne sont jamais que des maigres jours
Qui ne se donnent pas la main. Or de même que la vie
Terrestre
En grand (si je puis dire) n’est qu’un passage entre deux bords
Une ouverture entre la nuit d’avant et la nuit d’après
Un jour
Entre la nuit de ténèbres et la nuit de lumière
Ainsi en petit chaque jour n’est qu’une ouverture.
Un jour.
Non pas seulement entre la nuit d’avant et la nuit d’après.
Entre les deux bords.
Mais comme les enfants le voient, comme les enfants le sentent, et ma jeune Espérance, comme les enfants le savent,
Dans la nuit, dans une seule et même,
Dans la seule et même nuit
Où se retrempe l’être.
En plein dans la nuit.
***
Extrait de Le Porche du Mystère de la deuxième vertu, de Charles Péguy, 1912.
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