Les œufs de la pie
Qu’est-ce que la noblesse pour Chateaubriand ? D’abord un ensemble de vertus, parmi lesquelles la force d’âme…
Lorsque le temps était beau, les pensionnaires du collège sortaient le jeudi et le dimanche. On nous menait souvent au Mont-Dol, au sommet duquel se trouvaient quelques ruines gallo-romaines : du haut de ce tertre isolé, l’oeil plane sur la mer et sur des marais où voltigent pendant la nuit des feux follets, lumière des sorciers qui brûle aujourd’hui dans nos lampes. Un autre but de nos promenades était les prés qui environnaient un séminaire d’Eudistes, d’Eudes, frère de l’historien Mézerai, fondateur de leur congrégation.
Un jour du mois de mai, l’abbé Egault, préfet de semaine, nous avait conduits à ce séminaire : on nous laissait une grande liberté de jeux, mais il était expressément défendu de monter sur les arbres. Le régent, après nous avoir établis dans un chemin herbu, s’éloigna pour dire son bréviaire.
Des ormes bordaient le chemin ; tout à la cime du plus grand, brillait un nid de pie : nous voilà en admiration, nous montrant mutuellement la mère assise sur ses oeufs, et pressés du plus vif désir de saisir cette superbe proie. Mais qui oserait tenter l’aventure ? L’ordre était si sévère, le régent si près, l’arbre si haut ! Toutes les espérances se tournent vers moi ; je grimpais comme un chat. J’hésite, puis la gloire l’emporte : je me dépouille de mon habit, j’embrasse l’orme et je commence à monter. Le tronc était sans branches, excepté aux deux tiers de sa crue, où se formait une fourche dont une des pointes portait le nid.
Mes camarades, assemblés sous l’arbre, applaudissent à mes efforts, me regardant, regardant l’endroit d’où pouvait venir le préfet, trépignant de joie dans l’espoir des oeufs, mourant de peur dans l’attente du châtiment. J’aborde au nid ; la pie s’envole ; je ravis les oeufs, je les mets dans ma chemise et redescends. Malheureusement, je me laisse glisser entre les tiges jumelles et j’y reste à califourchon. L’arbre étant élagué, je ne pouvais appuyer mes pieds ni à droite ni à gauche pour me soulever et reprendre le limbe extérieur : je demeure suspendu en l’air à cinquante pieds.
Tout à coup un cri : » Voici le préfet ! » et je me vois incontinent abandonné de mes amis, comme c’est l’usage. Un seul, appelé Le Gobbien, essaya de me porter secours, et fut tôt obligé de renoncer à sa généreuse entreprise. Il n’y avait qu’un moyen de sortir de ma fâcheuse position, c’était de me suspendre en dehors par les mains à l’une des deux dents de la fourche, et de tâcher de saisir avec mes pieds le tronc de l’arbre au-dessous de sa bifurcation. J’exécutai cette manoeuvre au péril de ma vie. Au milieu de mes tribulations, je n’avais pas lâché mon trésor ; j’aurais pourtant mieux fait de le jeter, comme depuis j’en ai jeté tant d’autres. En dévalant le tronc, je m’écorchai les mains, je m’éraillai les jambes et la poitrine, et j’écrasai les oeufs : ce fut ce qui me perdit. Le préfet ne m’avait point vu sur l’orme ; je lui cachai assez bien mon sang, mais il n’y eut pas moyen de lui dérober l’éclatante couleur d’or dont j’étais barbouillé. « Allons, me dit-il, monsieur, vous aurez le fouet. »
Si cet homme m’eût annoncé qu’il commuait cette peine dans celle de mort, j’aurais éprouvé un mouvement de joie. L’idée de la honte n’avait point approché de mon éducation sauvage : à tous les âges de ma vie, il n’y a point de supplice que je n’eusse préféré à l’horreur d’avoir à rougir devant une créature vivante. L’indignation s’éleva dans mon coeur, je répondis à l’abbé Egault, avec l’accent non d’un enfant, mais d’un homme que jamais ni lui ni personne ne lèverait la main sur moi. Cette réponse l’anima ; il m’appela rebelle et promit de faire un exemple. » Nous verrons « , répliquai-je, et je me mis à jouer à la balle avec un sang-froid qui le confondit.
Nous retournâmes au collège ; le régent me fit entrer chez lui et m’ordonna de me soumettre. Mes sentiments exaltés firent place à des torrents de larmes. Je représentai à l’abbé Egault qu’il m’avait appris le latin ; que j’étais son écolier, son disciple, son enfant ; qu’il ne voudrait pas déshonorer son élève, et me rendre la vue de mes compagnons insupportable, qu’il pouvait me mettre en prison, au pain et à l’eau, me priver de mes récréations, me charger de pensums ; que je lui saurais gré de cette clémence et l’en aimerais davantage. Je tombai à ses genoux, je joignis les mains, je le suppliai par Jésus-Christ de m’épargner : il demeura sourd à mes prières. Je me levai plein de rage, et lui lançai dans les jambes un coup de pied si rude qu’il en poussa un cri. Il court en clochant à la porte de sa chambre, la ferme à double tour et revient sur moi. Je me retranche derrière son lit, il m’allonge à travers le lit des coups de férule. Je m’entortille dans la couverture, et, m’animant au combat, je m’écrie :
Macte animo, generose puer !
[Sois courageux, noble enfant !]
Cette érudition de grimaud fit rire malgré lui mon ennemi ; il parla d’armistice : nous conclûmes un traité ; je convins de m’en rapporter à l’arbitrage du principal. Sans me donner gain de cause, le principal me voulut bien soustraire à la punition que j’avais repoussée. Quand l’excellent prêtre prononça mon acquittement, je baisai la manche de sa robe avec une telle effusion de coeur et de reconnaissance, qu’il ne se put empêcher de me donner sa bénédiction. Ainsi se termina le premier combat que me fit rendre cet honneur devenu l’idole de ma vie et auquel j’ai tant de fois sacrifié repos, plaisir et fortune.
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F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, L. II, ch. 4.
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