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Les piques

 

Quand la Révolution française débute, Chateaubriand a vingt ans et il est plutôt sensible aux idées nouvelles. Mais un petit hasard va lui révéler la sombre face des évènements.

 

Peu de jours après ce raccommodement, j’étais aux fenêtres de mon hôtel garni avec mes soeurs et quelques Bretons. Nous entendons crier : « Fermez les portes ! fermez les portes ! ». Un groupe de déguenillés arrive par un des bouts de la rue. Du milieu de ce groupe s’élevaient deux étendards que nous ne voyions pas bien de loin. Lorsqu’ils s’avancèrent, nous distinguâmes deux têtes échevelées et défigurées, que les devanciers de Marat portaient chacune au bout d’une pique : c’étaient les têtes de MM. Foulon et Berthier[1]. Tout le monde se retira des fenêtres ; j’y restai. Les assassins s’arrêtèrent devant moi, me tendirent les piques en chantant, en faisant des gambades, en sautant pour approcher de mon visage les pâles effigies. L’oeil d’une de ces têtes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort ; la pique traversait la bouche ouverte dont les dents mordaient le fer : « Brigands ! » m’écriai-je, plein d’une indignation que je ne pus contenir, « Est-ce comme cela que vous entendez la liberté ? » Si j’avais eu un fusil, j’aurais tiré sur ces misérables comme sur des loups. Ils poussèrent des hurlements, frappèrent à coups redoublés à la porte cochère pour l’enfoncer, et joindre ma tête à celles de leurs victimes. Mes soeurs se trouvèrent mal. Les poltrons de l’hôtel m’accablèrent de reproches. Les massacreurs, qu’on poursuivait, n’eurent pas le temps d’envahir la maison et s’éloignèrent. Ces têtes, et d’autres que je rencontrai bientôt après, changèrent mes dispositions politiques ; j’eus horreur des festins de cannibales et l’idée de quitter la France pour quelque pays lointain germa dans mon esprit.

 

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F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, L. 5, ch. 10.

 

[1] Administrateurs du royaume.