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Napoléon, l’oppression

 

 

Comment juger un personnage aussi démesuré que Napoléon ? A l’époque où Chateaubriand écrit ce chapitre, la France célébrait Napoléon en semblant oublier combien on avait souffert de sa tyrannie.

 

La postérité n’est pas aussi équitable dans ses arrêts qu’on le dit ; il y a des passions, des engouements, des erreurs de distance comme il y a des passions, des erreurs de proximité. Quand la postérité admire sans restriction, elle est scandalisée que les contemporains de l’homme admiré n’eussent pas de cet homme l’idée qu’elle en a. Cela s’explique pourtant : les choses qui blessaient dans ce personnage sont passées ; ses infirmités sont mortes avec lui ; il n’est resté de ce qu’il fut que sa vie impérissable ; mais le mal qu’il causa n’en est pas moins réel ; mal en soi-même et dans son essence, mal surtout pour ceux qui l’ont supporté.

Le train du jour est de magnifier les victoires de Bonaparte : les patients ont disparu ; on n’entend plus les imprécations, les cris de douleur et de détresse des victimes. On ne voit plus la France épuisée labourant son sol avec des femmes. On ne voit plus les parents arrêtés en pleige de leurs fils, les habitants des villages frappés solidairement des peines applicables à un réfractaire ; on ne voit plus ces affiches de conscription collées au coin des rues, les passants attroupés devant ces immenses arrêts de mort et y cherchant, consternés, les noms de leurs enfants, de leurs frères, de leurs amis, de leurs voisins. On oublie que tout le monde se lamentait des triomphes. On oublie que la moindre allusion contre Bonaparte au théâtre, échappée aux censeurs, était saisie avec transport. On oublie que le peuple, la cour, les généraux, les ministres, les proches de Napoléon, étaient las de son oppression et de ses conquêtes, las de cette partie toujours gagnée et jouée toujours, de cette existence remise en question chaque matin par l’impossibilité du repos.

 

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F.-R. de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, L. 22, ch. 15.