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Adieu l’amour

Chéri vient de quitter Léa, qui a le double de son âge. Léa s’interroge sur le futur incertain de sa vie amoureuse…

 

« Mon pauvre Chéri, c’est fini de lui, à présent. La noce, les femmes, manger à n’importe quelle heure, boire trop… C’est dommage. Qui sait s’il n’aurait pas fait un brave homme, s’il avait seulement eu une bonne petite gueule rose de charcutier et les pieds plats ?… »

Elle quitta la fenêtre en frottant ses coudes engourdis, haussa les épaules : « On sauve Chéri une fois, mais pas deux. » Elle polit ses ongles, souffla : ha sur une bague ternie, mira de près le rouge mal réussi de ses cheveux et leurs racines blanchissantes, nota quelques lignes sur un carnet. Elle agissait très vite et moins posément que d’habitude, pour lutter contre une atteinte sournoise d’anxiété qu’elle connaissait bien et qu’elle nommait — niant jusqu’au souvenir de son chagrin — son mal de cœur moral. Elle eut envie, en peu d’instants et par saccades, d’une victoria bien suspendue, attelée d’un cheval de douairière, puis d’une automobile extrêmement rapide, puis d’un mobilier de salon Directoire. Elle songea même à modifier sa coiffure qu’elle portait haute depuis vingt ans et dégageant la nuque. « Un petit rouleau bas, comme Lavallière ?… Ça me permettrait d’aborder les robes à ceinture lâche de cette année. En somme, avec un régime et mon henné bien refait, je peux prétendre encore à dix — non, mettons cinq ans, de… »

Un effort la remit en plein bon sens, en plein orgueil lucide.

« Une femme comme moi n’aurait pas le courage de finir ? Allons, allons, nous en avons eu, ma belle, pour notre grade. » Elle toisait la grande Léa debout, les mains aux hanches et qui lui souriait. « Une femme comme ça ne fait pas une fin dans les bras d’un vieux. Une femme comme ça, qui a eu la chance de ne jamais salir ses mains ni sa bouche sur une créature flétrie !… Oui, la voilà, la « goule » qui ne veut que de la chair fraîche… »

Elle appela dans son souvenir les passants et les amants de sa jeunesse préservée des vieillards, et se trouva pure, fière, dévouée depuis trente années à des jouvenceaux rayonnants ou à des adolescents fragiles. « Et c’est à moi qu’elle doit beaucoup, cette chair fraîche ! Combien sont-ils à me devoir leur santé, leur beauté, des chagrins bien sains et des laits de poule pour leurs rhumes, et l’habitude de faire l’amour sans négligence et sans monotonie ?… Et j’irais maintenant me pourvoir, pour ne manquer de rien dans mon lit, d’un vieux monsieur de… de… »

Elle chercha et décida avec une inconscience majestueuse : « Un vieux monsieur de quarante ans ? » Elle essuya l’une contre l’autre ses longues mains bien faites et se détourna dans une volte dégoûtée : « Pouah ! Adieu tout, c’est plus propre. Allons acheter des cartes à jouer, du bon vin, des marques de bridge, des aiguilles à tricoter, tous les bibelots qu’il faut pour boucher un grand trou, tout ce qu’il faut pour déguiser le monstre — la vieille femme… »

 

***

 

Colette, Chéri, 1920.