Intimité naissante
Claudine a quinze ans et s’intéresse plus à l’amour qu’à ses cours. La nouvelle institutrice (mademoiselle Sergent) et son adjointe (Aimée Lanthenay), couple explosif, l’attirent comme un aimant.
Pendant les récréations, comme le froid humide de ce vilain automne ne m’engage guère à jouer, je cause avec mademoiselle Aimée. Notre intimité progresse très vite. Nature de chatte caressante, délicate et frileuse, incroyablement câline, j’aime à regarder sa frimousse rose de blondinette, ses yeux dorés aux cils retroussés. Les beaux yeux qui ne demandent qu’à sourire ! Ils font retourner les gars quand elle sort. Souvent, pendant que nous causons sur le seuil de la petite classe empressée, mademoiselle Sergent passe devant nous pour regagner sa chambre, sans rien dire, fixant sur nous ses regards jaloux et fouilleurs. Dans son silence nous sentons, ma nouvelle amie et moi, qu’elle enrage de nous voir « corder » si bien.
Cette petite Aimée —elle a dix-neuf ans et me vient à l’oreille— bavarde comme une pensionnaire qu’elle était encore il y a trois mois, avec un besoin de tendresse, de gestes blottis qui me touche. Des gestes blottis ! Elle les contient dans une peur instinctive de mademoiselle Sergent, ses petites mains froides serrées sous le collet de fausse fourrure (la pauvrette est sans argent comme des milliers de ses pareilles). Pour l’apprivoiser, je me fais douce, sans peine, et je la questionne, assez contente de la regarder. Elle parle, jolie en dépit, ou à cause, de sa frimousse irrégulière. Si les pommettes saillent un peu trop, si, sous le nez court, la bouche un peu renflée fait un drôle de petit coin à gauche quand elle rit, en revanche, quels yeux merveilleux couleur d’or jaune, et quel teint, un de ces teints délicats à l’œil, si solides que le froid ne les bleuit même pas ! Elle parle, elle parle —, et son père qui est tailleur de pierres, et sa mère qui tapait souvent, et sa sœur et ses trois frères et la dure École normale du chef-lieu où l’eau gelait dans les brocs, où elle tombait toujours de sommeil parce qu’on se lève à cinq heures (heureusement la maîtresse d’anglais était bien gentille pour elle) et les vacances dans sa famille où on la forçait à se remettre au ménage, en disant qu’elle serait mieux à tremper la soupe qu’à faire la demoiselle, tout ça défile dans son bavardage, toute cette jeunesse de misère qu’elle supportait impatiemment, et dont elle se souvient avec terreur.
Petite mademoiselle Lanthenay, votre corps souple cherche et appelle un bien-être inconnu ; si vous n’étiez pas institutrice adjointe à Montigny, vous seriez peut-être… je ne veux pas dire quoi. Mais que j’aime vous entendre et vous voir, vous qui avez quatre ans de plus que moi, et de qui je me sens, à chaque instant, la sœur aînée !
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Colette, Claudine à l’école, 1900.
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