— Patienter, patienter…
Phil se leva, gratta du bout de son espadrille la dune sèche, perlée de petits escargots vides. Un mot détesté venait d’empoisonner sa sieste heureuse de lycéen en vacances, dont les seize ans vigoureux s’accommodaient d’oisiveté, de langueur immobile, mais que l’idée d’attente, de passive évolution exaspérait. Il tendit les poings, bomba sa poitrine demi-nue, défia l’horizon :
— Patienter ! Vous n’avez que ce mot-là à la bouche, tous ! Toi, mon père, mes « profs »… Ah ! bon Dieu…
Vinca cessa de coudre, pour admirer son compagnon harmonieux que l’adolescence ne déformait pas. Brun, blanc, de moyenne taille, il croissait lentement et ressemblait, depuis l’âge de quatorze ans, à un petit homme bien fait, un peu plus grand chaque année.
— Et que faire d’autre, Phil ? Il faut bien. Tu crois toujours que, de tendre les deux bras et de jurer : « Ah ! bon Dieu », ça y changera quelque chose. Tu ne seras pas plus malin que les autres. Tu te représenteras à ton bachot et, si tu as de la chance, tu seras reçu…
— Tais-toi ! cria-t-il. Tu parles comme ma mère !
— Et toi comme un enfant ! Qu’est-ce que tu espères donc, mon pauvre petit, avec ton impatience ?
Les yeux noirs de Philippe la haïssaient, parce qu’elle l’avait appelé « mon pauvre petit ».
— Je n’espère rien ! dit-il tragiquement. Je n’espère surtout pas que tu me comprennes ! Tu es là, avec ton feston rose, ta rentrée, ton cours, ton petit train-train… Moi, rien que l’idée que j’ai seize ans et demi bientôt…
Les yeux de la Pervenche, étincelants d’humiliation, réussirent à rire :
— Ah ! Oui ? Tu te sens le roi du monde, parce que tu as seize ans, n’est-ce pas ? C’est le cinéma qui te fait cet effet-là ?
Phil la prit par l’épaule, la secoua en maître :
— Je te dis de te taire ! Tu n’ouvres la bouche que pour dire une bêtise… Je crève, entends-tu, je crève à l’idée que je n’ai que seize ans ! Ces années qui viennent, ces années de bachot, d’examens, d’institut professionnel, ces années de tâtonnements, de bégaiements, où il faut recommencer ce qu’on rate, où on remâche deux fois ce qu’on n’a pas digéré, si on échoue…. Ces années où il faut avoir l’air, devant papa et maman, d’aimer une carrière pour ne pas les désoler, et sentir qu’eux-mêmes se battent les flancs pour paraître infaillibles, quand ils n’en savent pas plus que moi sur moi… Oh ! Vinca, Vinca, je déteste ce moment de ma vie ! Pourquoi est-ce que je ne peux pas tout de suite avoir vingt-cinq ans ? Il rayonnait d’intolérance et d’une sorte de désespoir traditionnel. La hâte de vieillir, le mépris d’un temps où le corps et l’âme fleurissent changeaient en héros romantique cet enfant d’un petit industriel parisien.
Il tomba assis aux pieds de Vinca et continua à se lamenter :
— Tant d’années encore, Vinca, pendant lesquelles je ne serai qu’à peu près homme, à peu près libre, à peu près amoureux !
***
Colette, Le Blé en herbe, 1923.
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