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Horace

 

 

Horace est un soldat dévoué qui ne connaît que le service. On lui a demandé de se battre contre Curiace, le fiancé de sa sœur Camille, et il n’y réfléchit pas à deux fois. Après avoir tué son ennemi, il revient auprès de Camille se vanter de son exploit…

Audio : mise en scène de Jean Desailly, 1959. Jean Deschamps, Catherine Sellers.

ACTE IV, SCENE 5.

HORACE, CAMILLE, PROCULE.

 

HORACE.

Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères,

Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires,

Qui nous rend maîtres d’Albe ; enfin voici le bras

Qui seul fait aujourd’hui le sort de deux États ;

Vois ces marques d’honneur, ces témoins de ma gloire,

Et rends ce que tu dois à l’heur de ma victoire.

 

CAMILLE.

Recevez donc mes pleurs, c’est ce que je lui dois.

 

HORACE.

Rome n’en veut point voir après de tels exploits,

Et nos deux frères morts dans le malheur des armes

Sont trop payés de sang pour exiger des larmes :

Quand la perte est vengée, on n’a plus rien perdu.

 

CAMILLE.

Puisqu’ils sont satisfaits par le sang épandu,

Je cesserai pour eux de paraitre affligée,

Et j’oublierai leur mort que vous avez vengée ;

Mais qui me vengera de celle d’un amant,

Pour me faire oublier sa perte en un moment ?

 

HORACE.

Que dis-tu, malheureuse ?

 

CAMILLE.

Ô mon cher Curiace !

 

HORACE.

Ô d’une indigne sœur insupportable audace !

D’un ennemi public dont je reviens vainqueur

Le nom est dans ta bouche et l’amour dans ton cœur !

Ton ardeur criminelle à la vengeance aspire !

Ta bouche la demande, et ton cœur la respire !

Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs,

Ne me fais plus rougir d’entendre tes soupirs ;

Tes flammes désormais doivent être étouffées ;

Bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées :

Qu’ils soient dorénavant ton unique entretien.

 

CAMILLE.

Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien ;

Et si tu veux enfin que je t’ouvre mon âme,

Rends-moi mon Curiace, ou laisse agir ma flamme :

Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort ;

Je l’adorais vivant, et je le pleure mort.

Ne cherche plus ta sœur où tu l’avais laissée ;

Tu ne revois en moi qu’une amante offensée,

Qui comme une furie attachée à tes pas,

Te veut incessamment reprocher son trépas.

Tigre altéré de sang, qui me défends les larmes,

Qui veux que dans sa mort je trouve encor des charmes,

Et que jusques au ciel élevant tes exploits,

Moi-même je le tue une seconde fois !

Puissent tant de malheurs accompagner ta vie,

Que tu tombes au point de me porter envie ;

Et toi, bientôt souiller par quelque lâcheté

Cette gloire si chère à ta brutalité !

 

 

HORACE.

Ô ciel ! qui vit jamais une pareille rage !

Crois-tu donc que je sois insensible à l’outrage,

Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ?

Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur,

Et préfère du moins au souvenir d’un homme

Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.

 

CAMILLE.

Rome, l’unique objet de mon ressentiment !

Rome, à qui vient ton bras d’immoler mon amant !

Rome qui t’a vu naître, et que ton cœur adore !

Rome enfin que je hais parce qu’elle t’honore !

Puissent tous ses voisins ensemble conjurés

Saper ses fondements encor mal assurés !

Et si ce n’est assez de toute l’Italie,

Que l’Orient contre elle à l’Occident s’allie ;

Que cent peuples unis des bouts de l’univers

Passent pour la détruire et les monts et les mers !

Qu’elle-même sur soi renverse ses murailles,

Et de ses propres mains déchire ses entrailles !

Que le courroux du ciel allumé par mes vœux

Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !

Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre,

Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,

Voir le dernier Romain à son dernier soupir,

Moi seule en être cause, et mourir de plaisir !

 

HORACE, mettant la main à l’épée, et poursuivant sa sœur qui s’enfuit.

C’est trop, ma patience à la raison fait place ;

Va dedans les enfers plaindre ton Curiace.

 

CAMILLE, blessée derrière le théâtre.

Ah ! traître !

 

HORACE, revenant sur le théâtre.

Ainsi reçoive un châtiment soudain

Quiconque ose pleurer un ennemi romain !

 

***

Extrait de Horace, de Pierre Corneille.