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La Veuve

 

Quelle que soit l’époque, les jeunes amoureux se ressemblent : ils sont timides et maladroits… Le XVIIe siècle ne fait pas exception !

 

ACTE I, SCENE 3

CHRYSANTE, DORIS.

 

DORIS

Ah, Dieu ! que c’est un cajoleur étrange !

Ce fut paisiblement, de vrai, qu’il m’entretint.

Soit que quelque raison en secret le retînt,

Soit que son bel esprit me jugeât incapable

De lui pouvoir fournir un entretien sortable,

Il m’épargna si bien, que ses plus longs propos

À peine en plus d’une heure étaient de quatre mots ;

Il me mena danser deux fois sans me rien dire.

 

CHRYSANTE

Mais ensuite ?

 

DORIS

La suite est digne qu’on l’admire.

Mon baladin muet se retranche en un coin,

Pour faire mieux jouer la prunelle de loin ;

Après m’avoir de là longtemps considérée,

Après m’avoir des yeux mille fois mesurée,

Il m’aborde en tremblant, avec ce compliment :

« Vous m’attirez à vous ainsi que fait l’aimant. »

(Il pensait m’avoir dit le meilleur mot du monde.)

Entendant ce haut style, aussitôt je seconde,

Et réponds brusquement, sans beaucoup m’émouvoir :

« Vous êtes donc de fer, à ce que je puis voir. »

Ce grand mot étouffa tout ce qu’il voulait dire,

Et pour toute réplique il se mit à sourire.

Depuis il s’avisa de me serrer les doigts ;

Et retrouvant un peu l’usage de la voix,

Il prit un de mes gants : « La mode en est nouvelle,

Me dit-il, et jamais je n’en vis de si belle ;

Vous portez sur la gorge un mouchoir fort carré ;

Votre éventail me plaît d’être ainsi bigarré ;

L’amour, je vous assure, est une belle chose ;

Vraiment vous aimez fort cette couleur de rose ;

La ville est en hiver tout autre que les champs ;

Les charges à présent n’ont que trop de marchands ;

On n’en peut approcher. »

 

CHRYSANTE

Mais enfin que t’en semble ?

 

DORIS

Je n’ai jamais connu d’homme qui lui ressemble,

Ni qui mêle en discours tant de diversités.

 

 

CHRYSANTE

Il est nouveau venu des universités,

Mais après tout fort riche, et que la mort d’un père,

Sans deux successions que de plus il espère,

Comble de tant de biens, qu’il n’est fille aujourd’hui

Qui ne lui rie au nez, et n’ait dessein sur lui.

 

***

Extrait de La Veuve, de Pierre Corneille.