Polyeucte
Polyeucte vient de proclamer publiquement sa foi au dieu des chrétiens persécutés. Il est mis en prison. Alors qu’il est encore temps de le sauver, sa femme Pauline tente de le ramener à la raison et à leur amour…
Audio : Jean Yonnel et Annie Ducaux (sociétaires de la Comédie-française). Jean Yonnel fut l’un des grands tragédiens de la tradition du début du XXe siècle. Il a joué aux côtés de Sarah Bernhardt.
ACTE IV, SCENE 3
POLYEUCTE, PAULINE ; gardes.
POLYEUCTE.
Madame, quel dessein vous fait me demander ?
Est-ce pour me combattre, ou pour me seconder ?
Cet effort généreux de votre amour parfaite
Vient-il à mon secours, vient-il à ma défaite ?
Apportez-vous ici la haine, ou l’amitié,
Comme mon ennemie, ou ma chère moitié ?
PAULINE.
Vous n’avez point ici d’ennemi que vous-même ;
Seul vous vous haïssez, lorsque chacun vous aime ;
Seul vous exécutez tout ce que j’ai rêvé :
Ne veuillez pas vous perdre, et vous êtes sauvé.
À quelque extrémité que votre crime passe,
Vous êtes innocent si vous vous faites grâce.
Daignez considérer le sang dont vous sortez,
Vos grandes actions, vos rares qualités ;
Chéri de tout le peuple, estimé chez le prince,
Gendre du gouverneur de toute la province ;
Je ne vous compte à rien le nom de mon époux,
C’est un bonheur pour moi qui n’est pas grand pour vous
Mais après vos exploits, après votre naissance,
Après votre pouvoir, voyez notre espérance ;
Et n’abandonnez pas à la main d’un bourreau
Ce qu’à nos justes vœux promet un sort si beau.
POLYEUCTE.
Je considère plus ; je sais mes avantages,
Et l’espoir que sur eux forment les grands courages.
Ils n’aspirent enfin qu’à des biens passagers,
Que troublent les soucis, que suivent les dangers ;
La mort nous les ravit, la fortune s’en joue ;
Aujourd’hui dans le trône, et demain dans la boue ;
Et leur plus haut éclat fait tant de mécontents,
Que peu de vos Césars en ont joui longtemps.
J’ai de l’ambition, mais plus noble et plus belle :
Cette grandeur périt, j’en veux une immortelle,
Un bonheur assuré, sans mesure et sans fin,
Au-dessus de l’envie, au-dessus du destin.
Est-ce trop l’acheter que d’une triste vie
Qui tantôt, qui soudain me peut être ravie ;
Qui ne me fait jouir que d’un instant qui fuit,
Et ne peut m’assurer de celui qui le suit…
PAULINE.
Voilà de vos chrétiens les ridicules songes ;
Voilà jusqu’à quel point vous charment leurs mensonges ;
Tout votre sang est peu pour un bonheur si doux !
Mais, pour en disposer, ce sang est-il à vous ?
Vous n’avez pas la vie ainsi qu’un héritage ;
Le jour qui vous la donne en même temps l’engage :
Vous la devez au prince, au public, à l’État.
POLYEUCTE.
Je la voudrais pour eux perdre dans un combat ;
Je sais quel en est l’heur, et quelle en est la gloire.
Des aïeux de Décie on vante la mémoire ;
Et ce nom, précieux encore à vos Romains,
Au bout de six cents ans lui met l’empire aux mains.
Je dois ma vie au peuple, au prince, à sa couronne ;
Mais je la dois bien plus au Dieu qui me la donne :
Si mourir pour son prince est un illustre sort,
Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort !
PAULINE.
Quel Dieu !
POLYEUCTE.
Tout beau, Pauline : il entend vos paroles,
Et ce n’est pas un Dieu comme vos dieux frivoles,
Insensibles et sourds, impuissants, mutilés,
De bois, de marbre, ou d’or, comme vous les voulez :
C’est le Dieu des chrétiens, c’est le mien, c’est le vôtre ;
Et la terre et le ciel n’en connaissent point d’autre.
PAULINE.
Adorez-le dans l’âme, et n’en témoignez rien.
POLYEUCTE.
Que je sois tout ensemble idolâtre et chrétien !
PAULINE.
Ne feignez qu’un moment, laissez partir Sévère,
Et donnez lieu d’agir aux bontés de mon père.
POLYEUCTE.
Les bontés de mon Dieu sont bien plus à chérir :
Il m’ôte des périls que j’aurais pu courir,
Et, sans me laisser lieu de tourner en arrière,
Sa faveur me couronne entrant dans la carrière ;
Du premier coup de vent il me conduit au port,
Et, sortant du baptême, il m’envoie à la mort.
Si vous pouviez comprendre et le peu qu’est la vie,
Et de quelles douceurs cette mort est suivie !…
Mais que sert de parler de ces trésors cachés
À des esprits que Dieu n’a pas encor touchés ?
PAULINE.
Cruel ! (car il est temps que ma douleur éclate,
Et qu’un juste reproche accable une âme ingrate)
Est-ce là ce beau feu ? sont-ce là tes serments ?
Témoignes-tu pour moi les moindres sentiments ?
Je ne te parlais point de l’état déplorable
Où ta mort va laisser ta femme inconsolable ;
Je croyais que l’amour t’en parlerait assez,
Et je ne voulais pas de sentiments forcés :
Mais cette amour si ferme et si bien méritée
Que tu m’avais promise, et que je t’ai portée,
Quand tu me veux quitter, quand tu me fais mourir,
Te peut-elle arracher une larme, un soupir ?
Tu me quittes, ingrat, et le fais avec joie ;
Tu ne la caches pas, tu veux que je la voie ;
Et ton cœur, insensible à ces tristes appas,
Se figure un bonheur où je ne serai pas !
C’est donc là le dégoût qu’apporte l’hyménée ?
Je te suis odieuse après m’être donnée !
POLYEUCTE.
Hélas !
PAULINE.
Que cet hélas a de peine à sortir !
Encor s’il commençait un heureux repentir,
Que, tout forcé qu’il est, j’y trouverais de charmes !
Mais courage, il s’émeut, je vois couler des larmes.
POLYEUCTE.
J’en verse, et plût à Dieu qu’à force d’en verser
Ce cœur trop endurci se pût enfin percer !
Le déplorable état où je vous abandonne
Est bien digne des pleurs que mon amour vous donne ;
Et si l’on peut au ciel sentir quelques douleurs,
J’y pleurerai pour vous l’excès de vos malheurs :
Mais si, dans ce séjour de gloire et de lumière,
Ce Dieu tout juste et bon peut souffrir ma prière,
S’il y daigne écouter un conjugal amour,
Sur votre aveuglement il répandra le jour.
Seigneur, de vos bontés il faut que je l’obtienne ;
Elle a trop de vertus pour n’être pas chrétienne :
Avec trop de mérite il vous plut la former,
Pour ne vous pas connaitre et ne vous pas aimer,
Pour vivre des enfers esclave infortunée,
Et sous leur triste joug mourir comme elle est née.
PAULINE.
Que dis-tu, malheureux ? qu’oses-tu souhaiter ?
POLYEUCTE.
Ce que de tout mon sang je voudrais acheter.
PAULINE.
Que plutôt…
POLYEUCTE.
C’est en vain qu’on se met en défense :
Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense.
Ce bienheureux moment n’est pas encor venu ;
Il viendra, mais le temps ne m’en est pas connu.
PAULINE.
Quittez cette chimère, et m’aimez.
POLYEUCTE.
Je vous aime,
Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même.
PAULINE.
Au nom de cet amour, ne m’abandonnez pas.
POLYEUCTE.
Au nom de cet amour, daignez suivre mes pas.
PAULINE.
C’est peu de me quitter, tu veux donc me séduire ?
POLYEUCTE.
C’est peu d’aller au ciel, je vous y veux conduire.
PAULINE.
Imaginations !
POLYEUCTE.
Célestes vérités !
PAULINE.
Étrange aveuglement !
POLYEUCTE.
Éternelles clartés !
PAULINE.
Tu préfères la mort à l’amour de Pauline !
POLYEUCTE.
Vous préférez le monde à la bonté divine !
PAULINE.
Va, cruel, va mourir ; tu ne m’aimas jamais.
POLYEUCTE.
Vivez heureuse au monde, et me laissez en paix.
***
Extrait de Polyeucte, de Pierre Corneille.
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