Suréna
Suréna aime Eurydice, et il n’a que faire de cette Mandane que son roi veut lui faire épouser. Même s’il est fier de sa renommée chèrement acquise sur les champs de bataille, la perpétuation de son nom lui devient indifférente s’il doit renoncer à Eurydice…
ACTE I, SCENE 3 (extrait)
SURÉNA.
Plein d’un amour si pur et si fort que le nôtre,
Aveugle pour Mandane, aveugle pour toute autre,
Comme je n’ai plus d’yeux vers elles à tourner,
Je n’ai plus ni de cœur ni de main à donner.
Je vous aime et vous perds. Après cela, Madame,
Serait-il quelque hymen que pût souffrir mon âme ?
Serait-il quelques nœuds où se pût attacher
Le bonheur d’un amant qui vous était si cher,
Et qu’à force d’amour vous rendez incapable
De trouver sous le ciel quelque chose d’aimable ?
EURYDICE.
Ce n’est pas là de vous, Seigneur, ce que je veux.
À la postérité vous devez des neveux ;
Et ces illustres morts dont vous tenez la place
Ont assez mérité de revivre en leur race :
Je ne veux pas l’éteindre, et tiendrais à forfait
Qu’il m’en fût échappé le plus léger souhait.
SURÉNA.
Que tout meure avec moi, Madame : que m’importe
Qui foule après ma mort la terre qui me porte ?
Sentiront-ils percer par un éclat nouveau,
Ces illustres aïeux, la nuit de leur tombeau ?
Respireront-ils l’air où les feront revivre
Ces neveux qui peut-être auront peine à les suivre,
Peut-être ne feront que les déshonorer,
Et n’en auront le sang que pour dégénérer ?
Quand nous avons perdu le jour qui nous éclaire,
Cette sorte de vie est bien imaginaire,
Et le moindre moment d’un bonheur souhaité
Vaut mieux qu’une si froide et vaine éternité.
***
Extrait de Suréna, de Pierre Corneille.
© 2024 Matthieu Binder. Réalisation Thomas Grimaud.