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Tite et Bérénice

 

Tite est un empereur comblé, mais Rome n’accepte pas son union avec Bérénice, la femme qu’il aime. Pour garder les faveurs de Rome, il doit épouser Domitie. Que faire ? Tite est un cœur tendre…

 

ACTE II, SCENE PREMIERE

TITE, FLAVIAN.

 

TITE.

Quoi ? Des ambassadeurs que Bérénice envoie
Viennent ici, dis-tu, me témoigner sa joie,
M’apporter son hommage, et me féliciter
Sur ce comble de gloire où je viens de monter ?

 

FLAVIAN.

En attendant votre ordre, ils sont au port d’Ostie.

 

TITE.

Ainsi, grâces aux Dieux, sa flamme est amortie ;
Et de pareils devoirs sont pour moi des froideurs,
Puisqu’elle s’en rapporte à ses ambassadeurs.
Jusqu’après mon hymen remettons leur venue :
J’aurais trop à rougir si j’y souffrais leur vue,
Et recevais les yeux de ses propres sujets
Pour envieux témoins du vol que je lui fais ;
Car mon cœur fut son bien à cette belle reine,
Et pourrait l’être encor, malgré Rome et sa haine,
Si ce divin objet, qui fut tout mon désir,
Par quelque doux regard s’en venait ressaisir.
Mais du haut de son trône elle aime mieux me rendre
Ces froideurs que pour elle on me força de prendre.
Peut-être, en ce moment que toute ma raison
Ne saurait sans désordre entendre son beau nom,

Entre les bras d’un autre un autre amour la livre :
Elle suit mon exemple, et se plaît à le suivre :
Et ne m’envoie ici traiter de souverain
Que pour braver l’amant qu’elle charmait en vain.

 

FLAVIAN.

Si vous la revoyiez, je plaindrais Domitie.

 

TITE.

Contre tous ses attraits ma raison endurcie
Ferait de Domitie encor la sûreté ;
Mais mon cœur aurait peu de cette dureté.
N’aurais-tu point appris qu’elle fût infidèle,
Qu’elle écoutât les rois qui soupirent pour elle ?
Dis-moi que Polémon règne dans son esprit,
J’en aurai du chagrin, j’en aurai du dépit,
D’une vive douleur j’en aurai l’âme atteinte ;
Mais j’épouserai l’autre avec moins de contrainte ;
Car enfin elle est belle, et digne de ma foi ;
Elle aurait tout mon cœur, s’il était tout à moi.
La noblesse du sang, la grandeur de courage,
Font avec son mérite un illustre assemblage :
C’est le choix de mon père ; et je connais trop bien
Qu’à choisir en César ce doit être le mien.
Mais tout mon cœur renonce à lui faire justice,
Dès que mon souvenir lui rend sa Bérénice.

 

FLAVIAN.

Si de tels souvenirs vous sont encor si doux,
L’hyménée a, Seigneur, peu de charmes pour vous.

 

TITE.

Si de tels souvenirs ne me faisaient la guerre,
Serait-il potentat plus heureux sur la terre ?
Mon nom par la victoire est si bien affermi,

Qu’on me croit dans la paix un lion endormi :
Mon réveil incertain du monde fait l’étude ;
Mon repos en tous lieux jette l’inquiétude ;
Et tandis qu’en ma cour les aimables loisirs
Ménagent l’heureux choix des jeux et des plaisirs,
Pour envoyer l’effroi sous l’un et l’autre pôle,
Je n’ai qu’à faire un pas et hausser la parole.
Que de félicité, si mes vœux imprudents
N’étaient de mon pouvoir les seuls indépendants !
Maître de l’univers sans l’être de moi-même,
Je suis le seul rebelle à ce pouvoir suprême :
D’un feu que je combats je me laisse charmer,
Et n’aime qu’à regret ce que je veux aimer.
En vain de mon hymen Rome presse la pompe :
J’y veux de la lenteur, j’aime qu’on l’interrompe,
Et n’ose résister aux dangereux souhaits
De préparer toujours et n’achever jamais.

 

FLAVIAN.

Si ce dégoût, seigneur, va jusqu’à la rupture,

Domitie aura peine à souffrir cette injure :
Ce jeune esprit, qu’entête et le sang de Néron
Et le choix qu’en Syrie on fit de Corbulon,
S’attribue à l’empire un droit imaginaire,
Et s’en fait, comme vous, un rang héréditaire.
Si de votre parole un manque surprenant
La jette entre les bras d’un homme entreprenant,
S’il l’unit à quelque âme assez fière et hautaine
Pour servir son orgueil et seconder sa haine,
Un vif ressentiment lui fera tout oser :
En un mot, il vous faut la perdre, ou l’épouser.

 

TITE.

J’en sais la politique, et cette loi cruelle
A presque fait l’amour qu’il m’a fallu pour elle.
Réduit au triste choix dont tu viens de parler,
J’aime mieux, Flavian, l’aimer que l’immoler,
Et ne puis démentir cette horreur magnanime
Qu’en recevant le jour je conçus pour le crime.
Moi qui seul des Césars me vois en ce haut rang
Sans qu’il en coûte à Rome une goutte de sang,
Moi que du genre humain on nomme les délices,
Moi qui ne puis souffrir les plus justes supplices,
Pourrais-je autoriser une injuste rigueur
À perdre une héroïne à qui je dois mon cœur ?
Non : malgré les attraits de sa belle rivale,

Malgré les vœux flottants de mon âme inégale,
Je veux l’aimer, je l’aime ; et sa seule beauté
Pouvait me consoler de ce que j’ai quitté.
Elle seule en ses yeux porte de quoi contraindre
Mes feux à s’assoupir, s’ils ne peuvent s’éteindre,
De quoi flatter mon âme, et forcer mes douleurs
À souhaiter du moins de n’aimer plus ailleurs.
Mais je ne vois pas bien que j’en sois encor maître :
Dès que ma flamme expire, un mot la fait renaître,
Et mon cœur malgré moi rappelle un souvenir
Que je n’ose écouter et ne saurais bannir.
Ma raison s’en veut faire en vain un sacrifice :
Tout me ramène ici, tout m’offre Bérénice ;
Et même je ne sais par quel pressentiment
Je n’ai souffert personne en son appartement ;
Mais depuis cet adieu, si cruel et si tendre,
Il est demeuré vide, et semble encor l’attendre.

 

***

 

Extrait de Tite et Bérénice, de Pierre Corneille.

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