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Ceci n’est pas un conte

 

 

Une jeune femme (Mlle de la Chaux) s’éprend d’un ambitieux (M. Gardeil). Elle met sa fortune à ses pieds. Bien plus, pour lui rendre service dans son travail, elle apprend l’hébreu, le grec, l’anglais et l’italien et traduit des ouvrages compliqués. Hélas ! Un jour, cet homme lui apprend qu’il ne l’aime plus. Au désespoir, la jeune femme emmène le narrateur chez l’homme qui la quitte, pour tenter une dernière explication.

 

Voilà la cour traversée ; nous voilà à la porte de l’appartement ; nous voilà dans le cabinet de Gardeil. Il était à son bureau, en robe de chambre, en bonnet de nuit. Il me fit un salut de la main, et continua le travail qu’il avait commencé. Ensuite il vint à moi, et me dit : « Convenez, monsieur, que les femmes sont bien incommodes. Je vous fais mille excuses des extravagances de mademoiselle. » Puis s’adressant à la pauvre créature, qui était plus morte que vive : « Mademoiselle, lui dit-il, que prétendez-vous encore de moi ? Il me semble qu’après la manière nette et précise dont je me suis expliqué, tout doit être fini entre nous. Je vous ai dit que je ne vous aimais plus ; je vous l’ai dit seul à seul ; votre dessein est apparemment que je vous le répète devant monsieur : eh bien, mademoiselle, je ne vous aime plus. L’amour est un sentiment éteint dans mon cœur pour vous ; et j’ajouterai, si cela peut vous consoler, pour toute autre femme. — Mais apprenez-moi pourquoi vous ne m’aimez plus ? — Je l’ignore ; tout ce que je sais, c’est que j’ai commencé sans savoir pourquoi ; que j’ai cessé sans savoir pourquoi ; et que je sens qu’il est impossible que cette passion revienne. C’est une gourme que j’ai jetée, et dont je me crois et me félicite d’être parfaitement guéri. — Quels sont mes torts ? — Vous n’en avez aucun. — Auriez-vous quelque objection secrète à faire à ma conduite ? — Pas la moindre ; vous avez été la femme la plus constante, la plus honnête, la plus tendre qu’un homme pût désirer. — Ai-je omis quelque chose qu’il fût en mon pouvoir de faire ? — Rien. — Ne vous ai-je pas sacrifié mes parents ? — Il est vrai. — Ma fortune. — J’en suis au désespoir. — Ma santé ? — Cela se peut. — Mon honneur, ma réputation, mon repos ? — Tout ce qu’il vous plaira. — Et je te suis odieuse ! — Cela est dur à dire, dur à entendre, mais puisque cela est, il faut en convenir. — Je lui suis odieuse !… Je le sens, et ne m’en estime pas davantage !… Odieuse ! ah ! dieux !… » À ces mots une pâleur mortelle se répandit sur son visage ; ses lèvres se décolorèrent ; les gouttes d’une sueur froide, qui se formait sur ses joues, se mêlaient aux larmes qui descendaient de ses yeux ; ils étaient fermés ; sa tête se renversa sur le dos de son fauteuil ; ses dents se serrèrent ; tous ses membres tressaillaient ; à ce tressaillement succéda une défaillance qui me parut l’accomplissement de l’espérance qu’elle avait conçue à la porte de cette maison. La durée de cet état acheva de m’effrayer. Je lui ôtai son mantelet ; je desserrai les cordons de sa robe ; je relâchai ceux de ses jupons, et je lui jetai quelques gouttes d’eau fraîche sur le visage. Ses yeux se rouvrirent à demi ; il se fit entendre un murmure sourd dans sa gorge ; elle voulait prononcer : Je lui suis odieuse ; et elle n’articulait que les dernières syllabes du mot ; puis elle poussait un cri aigu. Ses paupières s’abaissaient ; et l’évanouissement reprenait. Gardeil, froidement assis dans son fauteuil, son coude appuyé sur la table et sa tête appuyée sur sa main, la regardait sans émotion, et me laissait le soin de la secourir. Je lui dis à plusieurs reprises : « Mais, monsieur, elle se meurt… il faudrait appeler. » Il me répondit en souriant et haussant les épaules : « Les femmes ont la vie dure ; elles ne meurent pas pour si peu ; ce n’est rien ; cela se passera. Vous ne les connaissez pas ; elles font de leur corps tout ce qu’elles veulent… — Elle se meurt, vous dis-je. » En effet, son corps était comme sans force et sans vie ; il s’échappait de dessus son fauteuil, et elle serait tombée à terre de droite ou de gauche, si je ne l’avais retenue. Cependant Gardeil s’était levé brusquement ; et en se promenant dans son appartement, il disait d’un ton d’impatience et d’humeur : « Je me serais bien passé de cette maussade scène ; mais j’espère bien que ce sera la dernière. À qui diable en veut cette créature ? Je l’ai aimée ; je me battrais la tête contre le mur qu’il n’en serait ni plus ni moins. Je ne l’aime plus ; elle le sait à présent, ou elle ne le saura jamais. Tout est dit… — Non, monsieur, tout n’est pas dit. Quoi ! vous croyez qu’un homme de bien n’a qu’à dépouiller une femme de tout ce qu’elle a, et la laisser. — Que voulez-vous que je fasse ? Je suis aussi gueux qu’elle. — Ce que je veux que vous fassiez ? que vous associiez votre misère à celle où vous l’avez réduite. — Cela vous plaît à dire. Elle n’en serait pas mieux, et j’en serais beaucoup plus mal.

 

 

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Extrait de Ceci n’est pas un conte, de Denis Diderot.