Littératurefrançaise.net

Essai sur la peinture

 

 

Philosophe de la mobilité et de l’instable, Denis Diderot voyait dans la sensibilité une propriété intrinsèque de la matière, non de l’homme. En tant que critique d’art, il est particulièrement attentif au rendu de la nuance d’expression, c’est-à-dire à la manifestation de la sensibilité.

 

Mais ce qui achève de rendre fou le grand coloriste, c’est la vicissitude de cette chair, c’est qu’elle s’anime et qu’elle se flétrit d’un clin d’œil à l’autre. C’est que tandis que l’œil de l’artiste est attaché à la toile et que son pinceau s’occupe à me rendre, je passe, et que lorsqu’il retourne la tête, il ne me retrouve plus. C’est l’abbé le Blanc qui s’est présenté à mon idée, et j’ai bâillé d’ennui. C’est l’abbé Trublet qui s’est montré, et j’ai l’air ironique. C’est mon ami Grimm ou ma Sophie qui m’ont apparu, et mon cœur a palpité, et la tendresse et la sérénité se sont répandues sur mon visage ; la joie me sort par les pores de la peau, le cœur s’est dilaté, les petits réservoirs sanguins ont oscillé, et la teinte imperceptible du fluide qui s’en est échappé, a versé de tous côtés l’incarnat et la vie. Les fruits, les fleurs changent sous le regard attentif de la Tour et de Bachelier ; quel supplice n’est donc pas pour eux le visage de l’homme, cette toile qui s’agite, se meut, s’étend, se détend, se colore, se ternit selon la multitude infinie des alternatives de ce souffle léger et mobile qu’on appelle l’âme ?

Mais j’allais oublier de vous parler de la couleur de la passion ; j’étais pourtant tout contre. Est-ce que chaque passion n’a pas la sienne ? Est-elle la même dans tous les instants d’une passion ? La couleur a ses nuances dans la colère. Si elle enflamme le visage, les yeux sont ardents ; si elle est extrême et qu’elle serre le cœur au lieu de le détendre, les yeux s’égarent, la pâleur se répand sur le front et sur les joues, les lèvres deviennent tremblantes et blanchâtres. Une femme garde-t-elle le même teint dans l’attente du plaisir, dans les bras du plaisir, au sortir de ses bras ? Oh, mon ami, quel art que celui de la peinture ! J’achève en une ligne ce que le peintre ébauche à peine en une semaine ; et son malheur, c’est qu’il sait, voit et sent comme moi, et qu’il ne peut rendre et se satisfaire ; c’est que ce sentiment le portant en avant, le trompe sur ce qu’il peut, et lui fait gâter un chef-d’œuvre : il était, sans s’en douter, sur la dernière limite de l’art.




***

 

 

 

Extrait de l’Essai sur la peinture, de Denis Diderot.