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Gaule et France

Quel est le sens de l’histoire de France ? Quel est son moteur ? Dumas s’interroge dès 1833 sur la marche de l’histoire, bien avant l’écriture de ses célèbres romans historiques comme Les Trois Mousquetaires ou La Reine Margot.

Si l’on a suivi avec attention cette longue histoire de France qu’on vient de lire, on a dû remarquer que chaque révolution successive a eu pour résultat de déplacer la propriété des mains dans lesquelles elle se trouvait, pour la faire passer, en la divisant, par des mains plus nombreuses, et toujours plus rapprochées du peuple. C’est que le peuple qui est né sur une terre a seul le droit de la posséder ; puisque Dieu l’a fait pour cette terre, il a fait cette terre pour lui ; un accident peut bien la faire sortir de sa possession pour un temps plus ou moins long, mais l’harmonie est troublée tant qu’elle n’y rentre pas ; de là les révolutions qui ont l’air d’être un dérangement de l’ordre social, et qui ne sont, au contraire, qu’un moyen tendant au rétablissement primitif de cet ordre.

On se souvient que César avait fait de la Gaule une province romaine et des Gaulois des citoyens romains. C’est-à-dire que, dans sa réunion à l’empire, le peuple vaincu ne perdit aucun de ses droits au sol qu’il habitait, et cela se conçoit : les Romains conquéraient, ils n’envahissaient pas. L’esprit romain était à l’étroit dans l’univers ; mais le peuple romain était à l’aise dans Rome. La conquête franke eut un caractère tout opposé ; les peuplades conduites par Mere-Wig étaient violemment repoussées de la Germanie par les secousses que leur communiquaient les nations orientales, qui descendaient des plateaux de l’Asie, et que l’Europe devait voir apparaître sous la conduite d’Alaric et d’Attila.

Ce n’était pas la gloire des armes qui poussait vers la Gaule ces mendiants armés en quête d’un royaume. C’était le besoin d’un toit qui mît à l’abri leurs pères, leurs femmes, et leurs enfants ; or comme, dès cette époque, toute terre était déjà occupée, ils prirent celle de plus faibles qu’eux, sous prétexte que de plus forts qu’eux avaient pris la leur.

Nous avons vu, en conséquence, les premiers rois de France s’emparer de la Gaule et partager la conquête entre leurs chefs, sans s’inquiéter un instant de ce qu’ils ne possédaient que par le droit du plus fort.

Nous avons vu encore, lorsque la réaction nationale s’opéra, les hommes de la conquête prendre les intérêts du sol français contre ceux de la dynastie franke : ils rendirent ainsi au royaume sa nationalité ; mais se constituant en castes privilégiées, ils gardèrent les terres de la nation.

Or, Louis XI fit bien passer ces terres de la grande vassalité à la grande seigneurie, et Richelieu, de la grande seigneurie à l’aristocratie ; mais la Convention[1] seule les fit passer de l’aristocratie au peuple.

Ce n’est donc que depuis 93 que les terres se retrouvent, comme au temps des Gaulois, entre les mains de ceux qui ont véritablement le droit de les posséder ; mais, pour en arriver là, il a fallu quatorze siècles et six révolutions ; et, afin que tout fût légal, comme il y avait prescription, il y eut rachat.

C’est dans cette pensée profonde – dont ceux qui ont le plus profité lui savent le moins de gré peut-être – que la Convention émit cette quantité énorme d’assignats (quarante-quatre milliards) qui donna au peuple la possibilité d’acquérir ; car la valeur de cette monnaie dépréciée, factice, en face de tout autre achat, devenait réelle devant celui des biens que, par instinct plutôt que par science, la Convention avait nommés « nationaux. » C’est grâce à cette combinaison, que vint aider d’abord l’abolition du droit d’aînesse, puis ensuite la suppression des majorats[2], que s’est opérée cette multiplication incroyable de propriétaires qui, depuis quarante ans, a parcouru une échelle de cinquante mille à quatre millions et demi.

Ces possédants peuvent donc regarder aujourd’hui la possession comme inaliénable, et toute révolution nouvelle comme impossible. En effet, quel but aurait désormais une révolution, puisque, les castes étant toutes détruites, depuis la grande vassalité jusqu’à l’aristocratie, la division territoriale, entravée autrefois par le privilège de ces castes, s’opère tout naturellement aujourd’hui entre le peuple, grande et unique famille où tout le monde est frère, et où chaque frère a les mêmes droits ?

 

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 Alexandre Dumas, Gaule et France (1833). Appendice à la première édition.

[1] Assemblée constituante au pouvoir de 1792 à 1795, marquée notamment par le gouvernement révolutionnaire de Robespierre. (note de Littératurefrançaise.net)

[2] Bien inaliénable attaché à un titre de noblesse et transmis avec lui à l’héritier. (Ibid.)