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Impressions de voyage – De Paris à Cadix

Grenade, 28 octobre 1846

 

Il nous restait à visiter la partie la plus curieuse de Grenade peut-être, las Cuevas.

Las Cuevas, ou les grottes, est le quartier des Bohémiens. Dans toute l’Espagne, madame, c’est-à-dire dans toutes les villes d’Espagne où il y a des Bohémiens, ces Bohémiens ont un quartier particulier.

Il est difficile de faire comprendre la répulsion qui existe chez les Espagnols à l’égard des Bohémiens, et la haine qui existe chez les Bohémiens à l’égard des Espagnols.

A Grenade, cette répulsion d’une part et cette haine de l’autre, sont peut-être encore plus accentuées qu’en aucun autre pays. Rarement un Bohémien vient à Grenade : rarement un Espagnol sort de Grenade pour visiter le quartier des Bohémiens. (…)

Tout au contraire des Espagnols, les étrangers sont les bienvenus chez ces pauvres gens ; c’est qu’ils ne sentent point chez les étrangers ce mépris dont les écrasent leurs compatriotes privilégiés. En effet, pour nous autre Français, les Bohémiens sont des hommes un peu plus curieux que les autres hommes, tandis que pour les Espagnols, les Bohémiens sont des chiens, moins que des chiens.

Aussi avant que nous eussions parlé nous avait-on reconnus pour amis, et chaque enfant venait-il à nous avec un sourire, tandis que les jeunes filles, qui rapportaient à la maison l’eau qu’elles venaient de puiser, s’arrêtaient l’amphore sur l’épaule comme des statues antiques pour nous voir passer, et que leurs parents curieux se groupaient à l’ouverture de leurs grottes, immobiles comme des groupes de cariatides. De temps en temps, notre regard plongeait dans l’intérieur de quelque cavité, et alors dans la pénombre on distinguait ou un homme tissant de la paille, ou une jeune fille peignant debout ses longs cheveux aux reflets bleuâtres et tombant jusqu’à terre.

Tout cela avait un caractère inouï d’étrangeté et de misère, tout cela était sale à faire frémir, et cependant sous ces haillons et cette crasse, sous ces cheveux qui avaient si grand besoin d’être peignés, brillaient des yeux noirs admirables, et se cambraient des torses qui eussent pu servir de modèle à des statuaires.

 

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Alexandre Dumas, Impressions de voyage, de Paris à Cadiz, 1847.