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Impressions de voyage : de Paris à Cadix

Dans cet extrait, Alexandre Dumas raconte comment il a découvert les danses andalouses dans un café de Séville. L’aspect sauvage du flamenco rencontre le caractère indompté de l’écrivain.

 

L’olé, madame, est une de ces danses que la censure espagnole ne permet pas de danser au théâtre ; c’est l’état de tout censeur de retrancher, dans ce qui passe sous sa juridiction, tout ce qui est vraiment beau, tout ce qui est vraiment original. Heureusement nous étions chez nous, heureusement nous échappions aux ciseaux de messieurs de la censure, heureusement Anita, Pietra et Carmen, ces jolis oiseaux du soir, venaient à nous avec toutes les plumes de leurs ailes.

Hé! mon Dieu! madame, ce n’est point qu’on puisse rien reprocher à cette pauvre danse ; ce qui effarouche la susceptibilité pudibonde de messieurs les censeurs, ce n’est point tel écart de jambe, tel ou tel entrechat risqué, tel ou tel battu dangereux ; non, ce qui fait le charme de cet exercice, c’est tout un ensemble de mouvements fiers et voluptueux à la fois, provocants au-delà de toute expression, et auxquels il est cependant impossible de reprocher aucune liberté ; c’est l’air sur lequel ces mouvements se font, le chant accompagné de sifflements aigus qui les accompagne, c’est ce parfum de danse nationale, comme les peuples les rêvent avant que ne viennent les polluer les doigts de rose de messieurs les maîtres de ballet, c’est enfin quelque chose d’enivrant au suprême degré pour les Espagnols, qui voient de pareilles danses cinq ou six fois par an, et qui non seulement ne s’en lassent pas plus que des courses de taureaux, mais encore les revoient toujours avec un nouvel enthousiasme. Ainsi jugez de l’effet que font ces danses sur les étrangers. Alors je vis se renouveler ce phénomène d’exaltation qui m’avait déjà frappé au cirque; c’étaient des bravos, c’étaient des cris comme vous n’en avez jamais entendu aux jours de nos plus grands succès, contre lesquels protestent toujours quelques-uns, ne fût-ce que nos amis intimes ; cinquante chapeaux roulaient aux pieds de la danseuse dans cet étroit espace, et celle-ci, avec une adresse charmante, comme la Mignon de Goethe au milieu de ses œufs, celle-ci bondissait au milieu de toute cette chapellerie sans la froisser. (…)

 Cette danse est charmante, madame, en ce que ce n’est point une danse comme nous l’entendons, mais tout un poème. Je ne sais rien de plus triste que nos danseuses à nous qui rebondissent avec une fatigue visible, et dont tout le but est de dépasser en hauteur d’une ligne ou d’une demi-ligne les souvenirs laissés par Taglioni ou Elssler ; malgré ce sourire éternel attaché avec des épingles aux deux coins de leur bouche, on sent, on devine la fatigue, car nos danseuses à nous ne dansent que des jambes, et quelquefois par hasard des bras. Mais en Espagne, c’est bien différent ; la danse est un plaisir pour la danseuse elle-même, aussi danse-t-elle avec tout le corps ; les seins, les bras, les yeux, la bouche, les reins, tout accompagne et complète le mouvement des jambes. La danseuse piaffe, bat du pied, hennit comme une cavale en amour ; elle s’approche de chaque homme, s’en éloigne, s’en rapproche encore, le chargeant de ce fluide magnétique qui jaillit à flots de son corps échauffé par la passion. Alors vous comprenez, madame, ces hommes qui sentent s’approcher d’eux ce vivant effluve de plaisir, ces hommes gagnent la fièvre de la danseuse, la partagent, et rejettent à leur tour, en bravos, en applaudissements, en cris, cette flamme qui les brûle. On parle des rêves de l’opium et des divagations du hatchis ; j’ai étudié les uns et suivi les autres, madame, rien de tout cela ne ressemble au délire de cinquante ou soixante Espagnols applaudissant une danseuse dans le grenier d’un café de Séville.

 

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Alexandre Dumas, Impressions de voyage, de Paris à Cadiz, 1847.

Dans ces enregistrements pirates, la célèbre Pastora Galvan monte sur scène pour une buleria improvisée. L’art de l’improvisation en flamenco suppose l’assimilation de codes complexes articulant chant, danse et guitare sur une métrique en 12 temps. Un exercice difficile et risqué qui explique aussi la ferveur du public !