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La Reine Margot

Dans la France de 1572, la haine entre catholiques et protestants (ou huguenots) est à son comble. Annibal de Coconnas  (qui a réellement existé et fut exécuté en 1574) est l’un des catholiques les plus féroces.

 

Coconnas se trouvait au milieu de la rue, et, craignant d’être entouré par ces quatre hommes qui l’attaquaient à la fois, il fit, avec la vigueur d’un de ces chamois qu’il avait si souvent poursuivis dans les montagnes, un bond en arrière, et se trouva adossé à la muraille de l’hôtel de Guise. Une fois tranquillisé sur les surprises, il se remit en garde et redevint railleur.

— Ah ! ah ! père Mercandon ! dit-il, vous ne me reconnaissez pas ?

— Oh ! misérable ! s’écria le vieux huguenot, je te reconnais bien, au contraire ; tu m’en veux ! à moi, l’ami, le compagnon de ton père ?

— Et son créancier, n’est-ce pas ?

— Oui, son créancier, puisque c’est toi qui le dis.

— Eh bien ! justement, répondit Coconnas, je viens régler nos comptes.

— Saisissons-le, lions-le, dit le vieillard aux jeunes gens qui l’accompagnaient, et qui à sa voix s’élancèrent contre la muraille.

— Un instant, un instant, dit en riant Coconnas. Pour arrêter les gens il vous faut une prise de corps, et vous avez négligé de la demander au prévôt.

Et à ces paroles il engagea l’épée avec celui des jeunes gens qui se trouvait le plus proche de lui, et au premier dégagement lui abattit le poignet avec sa rapière. Le malheureux se recula en hurlant.

— Et d’un ! dit Coconnas.

Au même instant, la fenêtre sous laquelle Coconnas avait cherché un abri s’ouvrit en grinçant. Coconnas fit un soubresaut, craignant une attaque de ce côté ; mais, au lieu d’un ennemi, ce fut une femme qu’il aperçut ; au lieu de l’arme meurtrière qu’il s’apprêtait à combattre, ce fut un bouquet qui tomba à ses pieds.

— Tiens ! une femme ! dit-il.

Il salua la dame de son épée et se baissa pour ramasser le bouquet.

— Prenez garde, brave catholique, prenez garde, s’écria la dame.

Coconnas se releva, mais pas si rapidement que le poignard du second neveu ne fendît son manteau et n’entamât l’autre épaule.

La dame jeta un cri perçant.

Coconnas la remercia et la rassura d’un même geste, s’élança sur le second neveu, qui rompit ; mais au second appel son pied de derrière glissa dans le sang. Coconnas s’élança sur lui avec la rapidité du chat-tigre, et lui traversa la poitrine de son épée.

— Bien, bien, brave cavalier ! cria la dame de l’hôtel de Guise, bien ! je vous envoie du secours.

— Ce n’est point la peine de vous déranger pour cela, Madame ! dit Coconnas. Regardez plutôt jusqu’au bout, si la chose vous intéresse, et vous allez voir comment le comte Annibal de Coconnas accommode les huguenots.

En ce moment le fils du vieux Mercandon tira presque à bout portant un coup de pistolet à Coconnas, qui tomba sur un genou.

La dame de la fenêtre poussa un cri, mais Coconnas se releva ; il ne s’était agenouillé que pour éviter la balle, qui alla trouer le mur à deux pieds de la belle spectatrice.

Presque en même temps, de la fenêtre du logis de Mercandon partit un cri de rage, et une vieille femme, qui à sa croix et à son écharpe blanche reconnut Coconnas pour un catholique, lui lança un pot de fleurs qui l’atteignit au-dessus du genou.

— Bon ! dit Coconnas ; l’une me jette des fleurs, l’autre les pots. Si cela continue, on va démolir les maisons.

— Merci, ma mère, merci ! cria le jeune homme.

— Va, femme, va ! dit le vieux Mercandon, mais prends garde à nous !

— Attendez, monsieur de Coconnas, attendez, dit la jeune dame de l’hôtel de Guise ; je vais faire tirer aux fenêtres.

— Ah çà ! c’est donc un enfer de femmes, dont les unes sont pour moi et les autres contre moi ! dit Coconnas. Mordi ! finissons-en.

La scène, en effet, était bien changée, et tirait évidemment à son dénouement. En face de Coconnas, blessé il est vrai, mais dans toute la vigueur de ses vingt-quatre ans, mais habitué aux armes, mais irrité plutôt qu’affaibli par les trois ou quatre égratignures qu’il avait reçues, il ne restait plus que Mercandon et son fils : Mercandon, vieillard de soixante à soixante-dix ans ; son fils, enfant de seize à dix-huit ans : ce dernier, pâle, blond et frêle, avait jeté son pistolet déchargé et par conséquent devenu inutile, et agitait en tremblant une épée de moitié moins longue que celle du Piémontais ; le père, armé seulement d’un poignard et d’une arquebuse vide, appelait au secours. Une vieille femme, à la fenêtre en face, la mère du jeune homme, tenait à la main un morceau de marbre et s’apprêtait à le lancer. Enfin Coconnas, excité d’un côté par les menaces, de l’autre par les encouragements, fier de sa double victoire, enivré de poudre et de sang, éclairé par la réverbération d’une maison en flammes, exalté par l’idée qu’il combattait sous les yeux d’une femme dont la beauté lui avait semblé aussi supérieure que son rang lui paraissait incontestable ; Coconnas, comme le dernier des Horaces, avait senti doubler ses forces, et voyant le jeune homme hésiter, il courut à lui et croisa sur sa petite épée sa terrible et sanglante rapière. Deux coups suffirent pour la lui faire sauter des mains. Alors Mercandon chercha à repousser Coconnas, pour que les projectiles lancés par la fenêtre l’atteignissent plus sûrement. Mais Coconnas, au contraire, pour paralyser la double attaque du vieux Mercandon, qui essayait de le percer de son poignard, et de la mère du jeune homme, qui tentait de lui briser la tête avec la pierre qu’elle s’apprêtait à lui lancer, saisit son adversaire à bras le corps, le présentant à tous les coups comme un bouclier, et l’étouffant dans son étreinte herculéenne.

— À moi, à moi ! s’écria le jeune homme, il me brise la poitrine ! à moi, à moi !

Et sa voix commença de se perdre dans un râle sourd et étranglé.

Alors, Mercandon cessa de menacer, il supplia.

— Grâce ! grâce ! dit-il, monsieur de Coconnas ! grâce ! c’est mon unique enfant !

— C’est mon fils ! c’est mon fils ! cria la mère, l’espoir de notre vieillesse ! ne le tuez pas, Monsieur ! ne le tuez pas !

— Ah ! vraiment ! cria Coconnas en éclatant de rire, que je ne le tue pas ! et que voulait-il donc me faire avec son épée et son pistolet ?

— Monsieur, continua Mercandon en joignant les mains, j’ai chez moi l’obligation souscrite par votre père, je vous la rendrai ; j’ai dix mille écus d’or, je vous les donnerai ; j’ai les pierreries de notre famille, et elles seront à vous ; mais ne le tuez pas, ne le tuez pas !

— Et moi, j’ai mon amour, dit à demi-voix la femme de l’hôtel de Guise, et je vous le promets.

Coconnas réfléchit une seconde, et soudain :

— Êtes-vous huguenot ? demanda-t-il au jeune homme.

— Je le suis, murmura l’enfant.

— En ce cas, il faut mourir ! répondit Coconnas en fronçant les sourcils et en approchant de la poitrine de son adversaire la miséricorde acérée et tranchante.

— Mourir ! s’écria le vieillard, mon pauvre enfant ! mourir !

Et un cri de mère retentit si douloureux et si profond, qu’il ébranla pour un moment la sauvage résolution du Piémontais.

 

***

 

  Alexandre Dumas, La Reine Margot, 1845.