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Un paresseux

 

Tout en articulant avec beaucoup de finesse la dialectique des classes sociales dans une grande ville, Horace met en scène les travers tragi-comiques d’une génération romantique. Dans cet extrait, Horace, jeune homme sans volonté mais plein d’ambition, se découvre un talent compatible avec la paresse.

 

Mais son oisiveté ne cessa point, et son genre de vie, pour n’avoir rien que de très-ordinaire dans un étudiant, me causa une vive surprise à mesure que je l’observai. Comment concilier, en effet, cette ardeur de gloire, ces rêves d’activité parlementaire et de supériorité politique, avec la profonde inertie et la voluptueuse nonchalance d’un tel tempérament ? Il semblait que la vie dût être cent fois trop longue pour le peu qu’il y avait à faire. Il perdait les heures, les jours et les semaines avec une insouciance vraiment royale. C’était quelque chose de beau à contempler que ce fier jeune homme aux formes athlétiques, à la noire chevelure, à l’œil de flamme, couché du matin à la nuit sur le divan de mon balcon, fumant une énorme pipe (dont il fallait tous les jours renouveler la cheminée, parce qu’en la secouant sur les barreaux du balcon, il ne manquait jamais de laisser tomber la capsule dans la rue), et feuilletant un roman de Balzac ou un volume de Lamartine, sans daigner lire un chapitre ou un morceau entier. Je le laissais là pour aller travailler, et quand je revenais de la clinique ou de l’hôpital, je le retrouvais assoupi à la même place, presque dans la même attitude. Eugénie, condamnée à subir cet étrange tête-à-tête, et n’ayant, du reste, pas à s’en plaindre personnellement, car il daignait à peine lui adresser la parole (la regardant plutôt comme un meuble que comme une personne), était indignée de cette paresse princière. Quant à moi, je commençais à sourire lorsque, les yeux encore appesantis par une rêverie somnolente, il reprenait ses divagations sur la gloire, la politique et la puissance.

Cependant aucune idée de blâme ou de mépris ne se mêlait à mon doute. Tous les jours, après le dîner, nous nous retrouvions, Horace et moi, au Luxembourg, au café ou à l’Odéon, au milieu d’un groupe assez nombreux, composé de ses amis et des miens ; et là, Horace pérorait avec une rare facilité. Sur toutes choses il était le plus compétent, quoiqu’il fût le plus jeune ; en toutes choses il était le plus hardi, le plus passionné, le plus avancé, comme on disait alors, et comme on dit, je crois, encore aujourd’hui. Ceux même qui ne l’aimaient pas, parmi les auditeurs, étaient forcés de l’écouter avec intérêt, et ses contradicteurs montraient en général plus de méfiance et de dépit que de justice et de bonne foi. C’est que là Horace reprenait tous ses avantages : la discussion était sur son terrain ; et chacun s’avouait intérieurement que s’il n’était pas logicien infaillible, du moins il était orateur fécond, ingénieux et chaud. Ceux qui ne le connaissaient pas croyaient le renverser, en disant que c’était un homme sans fond, sans idées, qui avait travaillé immensément, et dont toute l’inspiration n’était que le résultat d’une culture minutieuse. Pour moi, qui savais si bien le contraire, j’admirais cette puissance d’intuition, à laquelle il suffisait d’effleurer chaque chose en passant pour se l’assimiler et pour lui donner aussitôt toutes sortes de développements au hasard de l’improvisation.

 

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George Sand, Horace, 1841 (Ch. 5)