Littératurefrançaise.net

Le malheur conjugal

 

George Sand a transposé son expérience conjugale dans son premier roman, Indiana. Cet extrait montre à quel point deux caractères peuvent faire leur malheur réciproque sans méchanceté. La loi donne autorité aux hommes ; mais cette autorité n’est-elle pas ridicule vis-à-vis d’une femme supérieure et qui sait faire sentir sa supériorité ? La vie des époux Delmare devient vite un enfer.

 

Son mari devenait presque insociable. En public il affectait le courage et l’insouciance stoïque d’un homme de cœur ; rentré dans le secret de son ménage, ce n’était plus qu’un enfant irritable, rigoriste et ridicule. Indiana était la victime de ses ennuis, et il y avait, nous l’avouerons, beaucoup de sa propre faute. Si elle eût élevé la voix, si elle se fût plainte avec affection, mais avec énergie, Delmare, qui n’était que brutal, eût rougi de passer pour méchant. Rien n’était plus facile que d’attendrir son cœur et de dominer son caractère, quand on voulait descendre à son niveau et entrer dans le cercle d’idées qui était à la portée de son esprit. Mais Indiana était raide et hautaine dans sa soumission ; elle obéissait toujours en silence, mais c’était le silence et la soumission de l’esclave qui s’est fait une vertu de la haine et un mérite de l’infortune. Sa résignation, c’était la dignité d’un roi qui accepte des fers et un cachot, plutôt que d’abdiquer sa couronne et de se dépouiller d’un vain titre. Une femme de l’espèce commune eût dominé cet homme d’une trempe vulgaire ; elle eût dit comme lui et se fût réservé le plaisir de penser autrement ; elle eût feint de respecter ses préjugés, et elle les eût foulés aux pieds en secret ; elle l’eût caressé et trompé. Indiana voyait beaucoup de femmes agir ainsi ; mais elle se sentait si au-dessus d’elles qu’elle eût rougi de les imiter. Vertueuse et chaste, elle se croyait dispensée de flatter son maître dans ses paroles, pourvu qu’elle le respectât dans ses actions. Elle ne voulait point de sa tendresse, parce qu’elle n’y pouvait pas répondre. Elle se fût regardée comme bien plus coupable de témoigner de l’amour à ce mari qu’elle n’aimait pas, que d’en accorder à l’amant qui lui en inspirait. Tromper, c’était là le crime à ses yeux, et vingt fois par jour elle se sentait prête à déclarer qu’elle aimait Raymon ; la crainte seule de perdre Raymon la retenait. Sa froide obéissance irritait le colonel bien plus que ne l’eût fait une rébellion adroite. Si son amour-propre eût souffert de n’être pas le maître absolu dans sa maison, il souffrait bien davantage de l’être d’une façon odieuse ou ridicule. Il eût voulu convaincre, et il ne faisait que commander ; régner, et il gouvernait. Parfois il donnait chez lui un ordre mal exprimé, ou bien il dictait sans réflexion des ordres nuisibles à ses propres intérêts. Madame Delmare les faisait exécuter sans examen, sans appel, avec l’indifférence du cheval qui traîne la charrue dans un sens ou dans l’autre. Delmare, en voyant le résultat de ses idées mal comprises, de ses volontés méconnues, entrait en fureur ; mais quand elle lui avait prouvé d’un mot calme et glacial qu’elle n’avait fait qu’obéir strictement à ses arrêts, il était réduit à tourner sa colère contre lui-même. C’était pour cet homme, petit d’amour-propre et violent de sensations, une souffrance cruelle, un affront sanglant.

Alors il eût tué sa femme s’il eût été à Smyrne ou au Caire. Et pourtant il aimait au fond du cœur cette femme faible qui vivait sous sa dépendance et gardait le secret de ses torts avec une prudence religieuse. Il l’aimait ou il la plaignait, je ne sais lequel. Il eût voulu en être aimé ; car il était vain de son éducation et de sa supériorité. Il se fût élevé à ses propres yeux si elle eût daigné s’abaisser jusqu’à entrer en capitulation avec ses idées et ses principes. Lorsqu’il pénétrait chez elle le matin avec l’intention de la quereller, il la trouvait quelquefois endormie, et il n’osait pas l’éveiller. Il la contemplait en silence ; il s’effrayait de la délicatesse de sa constitution, de la pâleur de ses joues, de l’air de calme mélancolique, de malheur résigné, qu’exprimait cette figure immobile et muette. Il trouvait dans ses traits mille sujets de reproche, de remords, de colère et de crainte ; il rougissait de sentir l’influence qu’un être si frêle avait exercée sur sa destinée, lui, homme de fer, accoutumé à commander aux autres, à voir marcher à un mot de sa bouche les lourds escadrons, les chevaux fougueux, les hommes de guerre.

Une femme encore enfant l’avait donc rendu malheureux ! Elle le forçait de rentrer en lui-même, d’examiner ses volontés, d’en modifier beaucoup, d’en rétracter plusieurs, et tout cela sans daigner lui dire : « Vous avez tort ; je vous prie de faire ainsi. » Jamais elle ne l’avait imploré, jamais elle n’avait daigné se montrer son égale et s’avouer sa compagne. Cette femme, qu’il aurait brisée dans sa main s’il eût voulu, elle était là, chétive, rêvant d’un autre peut-être sous ses yeux, et le bravant jusque dans son sommeil. Il était tenté de l’étrangler, de la traîner par les cheveux, de la fouler aux pieds pour la forcer de crier merci, d’implorer sa grâce ; mais elle était si jolie, si mignonne et si blanche, qu’il se prenait à avoir pitié d’elle, comme l’enfant s’attendrit à regarder l’oiseau qu’il voulait tuer. Et il pleurait comme une femme, cet homme de bronze, et il s’en allait pour qu’elle n’eût pas le triomphe de le voir pleurer. En vérité, je ne sais lequel était plus malheureux d’elle ou de lui. Elle était cruelle par vertu, comme il était bon par faiblesse ; elle avait de trop la patience qu’il n’avait pas assez ; elle avait les défauts de ses qualités, et lui les qualités de ses défauts.

 

***

 

George Sand, Indiana, 1832 (Ch. 19)