Un honnête homme
Indiana, écrit à 28 ans par George Sand, découle directement de son mariage raté avec Casimir Dudevant, union dont elle a dû longtemps supporter la contrainte. Laissant libre cours à sa colère dans l’écriture, elle met à jour les composés élémentaires de la morale ordinaire des hommes : sécheresse de cœur et égoïsme étroit.
Savez-vous ce qu’en province on appelle un honnête homme ? C’est celui qui n’empiète pas sur le champ de son voisin, qui n’exige pas de ses débiteurs un sou de plus qu’ils ne lui doivent, qui ôte son chapeau à tout individu qui le salue ; c’est celui qui ne viole pas les filles sur la voie publique, qui ne met le feu à la grange de personne, qui ne détrousse pas les passants au coin de son parc. Pourvu qu’il respecte religieusement la vie et la bourse de ses concitoyens, on ne lui demande pas compte d’autre chose. Il peut battre sa femme, maltraiter ses gens, ruiner ses enfants, cela ne regarde personne. La société ne condamne que les actes qui lui sont nuisibles ; la vie privée n’est pas de son ressort.
Telle était la morale de M. Delmare. Il n’avait jamais étudié d’autre Contrat social que celui-ci : Chacun chez soi. Il traitait toutes les délicatesses du cœur de puérilités féminines et de subtilités sentimentales. Homme sans esprit, sans tact et sans éducation, il jouissait d’une considération plus solide que celle qu’on obtient par les talents et la bonté. Il avait de larges épaules, un vigoureux poignet ; il maniait parfaitement le sabre et l’épée, et avec cela il possédait une susceptibilité ombrageuse. Comme il ne comprenait pas toujours la plaisanterie, il était sans cesse préoccupé de l’idée qu’on se moquait de lui. Incapable d’y répondre d’une manière convenable, il n’avait qu’un moyen de se défendre : c’était d’imposer silence par des menaces. Ses épigrammes favorites roulaient toujours sur des coups de bâton à donner et des affaires d’honneur à vider ; moyennant quoi, la province accompagnait toujours son nom de l’épithète de brave, parce que la bravoure militaire est apparemment d’avoir de larges épaules, de grandes moustaches, de jurer fort, et de mettre l’épée à la main pour la moindre affaire.
(…) M. Delmare avait toutes les qualités et tous les défauts de ces hommes. Candide jusqu’à l’enfantillage sur certaines délicatesses du point d’honneur, il savait fort bien conduire ses intérêts à la meilleure fin possible sans s’inquiéter du bien ou du mal qui pouvait en résulter pour autrui. Toute sa conscience, c’était la loi ; toute sa morale, c’était son droit. C’était une de ces probités sèches et rigides qui n’empruntent rien de peur de ne pas rendre, et qui ne prêtent pas davantage, de peur de ne pas recouvrer. C’était l’honnête homme qui ne prend et ne donne rien ; qui aimerait mieux mourir que de dérober un fagot dans les forêts du roi, mais qui vous tuerait sans façon pour un fétu ramassé dans la sienne. Utile à lui seul, il n’était nuisible à personne. Il ne se mêlait de rien autour de lui, de peur d’être forcé de rendre un service. Mais quand il se croyait engagé par honneur à le rendre, nul n’y mettait un zèle plus actif et une franchise plus chevaleresque. À la fois confiant comme un enfant, soupçonneux comme un despote, il croyait à un faux serment et se défiait d’une promesse sincère. Comme dans l’état militaire, tout pour lui consistait dans la forme. L’opinion le gouvernait à tel point, que le bon sens et la raison n’entraient pour rien dans ses décisions, et quand il avait dit : Cela se fait, il croyait avoir posé un argument sans réplique.
C’était donc la nature la plus antipathique à celle de sa femme, le cœur le moins fait pour la comprendre, l’esprit le plus incapable de l’apprécier. Et pourtant il est certain que l’esclavage avait engendré dans ce cœur de femme une sorte d’aversion vertueuse et muette qui n’était pas toujours juste. Madame Delmare doutait trop du cœur de son mari ; il n’était que dur, et elle le jugeait cruel. Il y avait plus de rudesse que de colère dans ses emportements, plus de grossièreté que d’insolence dans ses manières.
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George Sand, Indiana, 1832 (Ch. 10)
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