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Les Faux-monnayeurs

 

 

 

Le comte de Passavant est un écrivain à la mode. Toujours à l’affût des nouvelles tendances, il veut créer une nouvelle revue par laquelle il pourrait étendre son influence. Pour la diriger, le comte a pensé à l’anarchiste Strouvilhou, qui se fait le flambeau d’idées révolutionnaires et nihilistes. Sans les nommer, Gide vise ici les mouvements dadaïste et surréaliste en pleine ébullition dans les années 1920.

 

— … Je vous demande donc, vertueux Strouvilhou, si vous accepteriez de devenir un implacable directeur de revue ?

— À vrai dire, mon cher comte, je dois vous avouer que, de toutes les nauséabondes émanations humaines, la littérature est une de celles qui me dégoûtent le plus. Je n’y vois que complaisances et flatteries. Et j’en viens à douter qu’elle puisse devenir autre chose, du moins tant qu’elle n’aura pas balayé le passé. Nous vivons sur des sentiments admis et que le lecteur s’imagine éprouver, parce qu’il croit tout ce qu’on imprime ; l’auteur spécule là-dessus comme sur des conventions qu’il croit les bases de son art. Ces sentiments sonnent faux comme des jetons, mais ils ont cours. Et, comme l’on sait que « la mauvaise monnaie chasse la bonne », celui qui offrirait au public de vraies pièces semblerait nous payer de mots. Dans un monde où chacun triche, c’est l’homme vrai qui fait figure de charlatan. Je vous en avertis : si je dirige une revue, ce sera pour y crever des outres, pour y démonétiser tous les beaux sentiments, et ces billets à ordre : les mots.

— Parbleu, j’aimerais savoir comment vous vous y prendrez.

— Laissez faire et vous verrez bien. J’ai souvent réfléchi à cela.

— Vous ne serez compris par personne, et personne ne vous suivra.

— Allons donc ! Les jeunes gens les plus dégourdis sont prévenus de reste aujourd’hui contre l’inflation poétique. Ils savent ce qui se cache de vent derrière les rythmes savants et les sonores rengaines lyriques. Qu’on propose de démolir, et l’on trouvera toujours des bras. Voulez-vous que nous fondions une école qui n’aura d’autre but que de tout jeter bas ?… Ça vous fait peur ?

— Non… si l’on ne piétine pas mon jardin.

— On a de quoi s’occuper ailleurs… en attendant. L’heure est propice. J’en connais qui n’attendent qu’un signe de ralliement ; des tout jeunes… Oui, cela vous plait, je sais ; mais je vous avertis qu’ils ne s’en laisseront pas conter… Je me suis souvent demandé par quel prodige la peinture était en avance, et comment il se faisait que la littérature se soit ainsi laissée distancer ? Dans quel discrédit, aujourd’hui, tombe ce que l’on avait coutume de considérer, en peinture, comme « le motif » ! Un beau sujet ! cela fait rire. Les peintres n’osent même plus risquer un portrait, qu’à condition d’éluder toute ressemblance. Si nous menons à bien notre affaire, et vous pouvez compter sur moi pour cela, je ne demande pas deux ans pour qu’un poète de demain se croie déshonoré si l’on comprend ce qu’il veut dire. Oui, Monsieur le comte ; voulez-vous parier ? Seront considérés comme antipoétiques, tout sens, toute signification. Je propose d’œuvrer à la faveur de l’illogisme. Quel beau titre, pour une revue : « Les Nettoyeurs ! »

 

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André Gide, Les Faux-Monnayeurs, 1925.