En allant chercher des obus
Engagé volontaire dans la première guerre mondiale, Guillaume Apollinaire s’éprit d’une aventurière avide de plaisirs, de drogues, de sensations fortes, l’une des première aviatrices en France, Louise de Coligny. Tout en vivant avec lui une passion charnelle intense, Louise signifia à Guillaume qu’elle ne l’aimerait jamais. Le poète lui écrivit du front des lettres brûlantes, et des poèmes dans les lettres, que l’on publia plus tard sous le titre : Poèmes à Lou.
Toi qui précèdes le long convoi qui marche au pas
Dans la nuit claire…
Les testicules pleins, le cerveau tout empli d’images neuves…
Le sergent des riz pain sel qui jette l’épervier dans le canal bordé de tilleuls…
L’âme exquise de la plue Jolie me parvient dans l’odeur soudaine des
lilas qui déjà tendent à défleurir dans les jardins abandonnés
Des Bobosses poudreux reviennent des tranchées blanches comme les bras de l’Amour
Je rêve de t’avoir nuit et jour dans mes bras
Je respire ton âme à l’odeur des lilas
O Portes de ton corps
Elles sont neuf et je les ai toutes ouvertes
O Portes de ton corps
Elles sont neuf et pour moi se sont toutes refermées
À la première porte
La Raison Claire est morte
C’était, t’en souviens-tu le premier jour à Nice
Ton oeil de gauche ainsi qu’une couleuvre glisse
Jusqu’à mon coeur
Et que se rouvre encore la porte de ton regard de gauche
À la seconde porte
Toute ma force est morte
C’était t’en souviens-tu dans une auberge à Cagnes
Ton oeil de droite palpitait comme mon coeur
Tes paupières battent comme dans la brise battent les fleurs
Et que se rouvre encore la porte de ton regard de droite
À la troisième porte
Entends battre l’aorte
Et toutes mes artères gonflées par ton seul amour
Et que se rouvre encore la porte de ton oreille de gauche
À la quatrième porte
Tous les printemps m’escortent
Et l’oreille tendue entends du bois joli
Monter cette chanson de l’amour et des nids
Si triste pour les soldats qui sont en guerre
Et que se rouvre encore la porte de ton oreille de droite
À la cinquième porte
C’est ma vie que je t’apporte
C’était t’en souviens-tu dans le train qui revenait de Grasse
Et dans l’ombre, tout près, tout bas
Ta bouche me disait
Des mots de damnation si pervers et si tendres
Que je me demande, ô mon âme blessée
Comment alors j’ai pu sans mourir les entendre
O mots si doux, si forts que quand j’y pense il me semble que je les touche
Et que s’ouvre encore la porte de ta bouche
À la sixième porte
Ta gestation de putréfaction, ô Guerre, avorte
Voici tous les printemps avec leurs fleurs
Voici les cathédrales avec leur encens
Voici tes aisselles avec leur divine odeur
Et tes lettres parfumées que je sens
Pendant des heures
Et que se rouvre encore la porte de ta narine de gauche
À la septième porte
O parfums du passé que le courant d’air emporte
Les effluves salins donnaient à tes lèvres le goût de la mer
Odeur marine, odeur d’amour ; sous nos fenêtres mourait la mer
Et l’odeur des orangers t’enveloppait d’amour
Tandis que dans mes bras tu te pelotonnais
Quiète et coite
Et que se rouvre encore la porte de ta narine de droite
À la huitième porte
Deux anges joufflus veillent sur les roses tremblantes qui supportent
Le ciel exquis de ta taille élastique
Et me voici armé d`un fouet fait de rayons de lune
Les amours couronnés de jacinthe arrivent en troupe
Et que se rouvre encore la porte de ta croupe
À la neuvième porte
Il faut que l’amour même en sorte
Vie de ma vie
Je me joins à toi pour l’éternité
Et par l’amour parfait et sans colère
Nous arriverons dans la passion pure ou perverse
Selon ce qu’on voudra
À tout savoir à tout voir, à tout entendre
Je me suis renoncé dans le secret profond de ton amour
O porte ombreuse, ô porte de corail vivant
Entre les deux colonnes de perfection
Et que se rouvre encore la porte que tes mains savent si bien ouvrir
Courmelois, le 13 mai 1915
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