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Le Poète assassiné

 

Le Poète assassiné est un recueil de contes de Guillaume Apollinaire, paru en 1916. Le dernier récit, qui a donné son titre au recueil, raconte les aventures de Croniamantal, poète, en mêlant théâtre, poésie, roman picaresque, dans la plus grande fantaisie. Cet extrait du chapitre 14 présente l’amour malheureuse du héros pour Tristouse Ballerinette (La peintre Marie Laurencin), magnifiée par la magie du poète.

 

Six mois passèrent. Depuis cinq mois, Tristouse Ballerinette était devenue la maîtresse de Croniamantal, qu’elle aima passionnément durant huit jours. En échange de cet amour, le lyrique garçon l’avait rendue glorieuse et immortelle à jamais en la célébrant dans des poèmes merveilleux.

 

« J’étais inconnue, pensait-elle, et voilà qu’il m’a faite illustre entre toutes les vivantes.

 

« On me tenait pour laide en général avec ma maigreur, ma bouche trop grande, mes vilaines dents, mon visage asymétrique, mon nez de travers. Me voilà belle à cette heure, et tous les hommes me le disent. On se moquait de ma démarche virile et saccadée, de mes coudes pointus qui remuaient dans la marche comme des pattes de poule. On me trouve maintenant si gracieuse que les autres femmes m’imitent.

 

« Quels miracles n’enfante pas l’amour d’un poète ! Mais qu’il pèse lourd l’amour des poètes ! Quelles tristesses l’accompagnent, quels silences à subir ! Tandis que maintenant le miracle est fait, je suis belle et glorieuse. Croniamantal est laid, en peu de temps il a mangé son avoir, il est pauvre et sans élégance, il est sans gaîté, le moindre de ses gestes lui vaut cent ennemis.

 

« Je ne l’aime plus, je ne l’aime plus.

 

« Je n’ai plus besoin de lui, mes adorateurs me suffisent. Je vais me séparer de lui lentement. Mais ces lenteurs vont m’ennuyer. Il faut que je m’en aille ou qu’il disparaisse, afin qu’il ne me gêne point, qu’il ne me reproche rien. »

 

Et, au bout de huit jours, Tristouse devint la maîtresse de Paponat, tout en continuant à aller voir Croniamantal, avec lequel elle était de plus en plus froide. Elle l’allait voir de moins en moins et il se désespérait de plus en plus, mais de plus en plus il s’attachait à Tristouse, n’ayant de gaîté que lorsqu’elle était là, et, les jours où elle ne venait pas, passant des heures devant la maison qu’elle habitait dans l’espoir de la voir sortir, et si par hasard elle paraissait, se sauvant comme un voleur de peur qu’elle ne l’accusât de l’épier.

 

***

 

Guillaume Apollinaire, Le Poète assassiné, 1916