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L’esprit nouveau et les poètes

 

Nation et cosmopolitisme

 

Qu’est-ce que l’esprit nouveau qui se dégage de l’avant-garde de la poésie et des arts ? se demande Apollinaire dans cet article. Qu’est-ce qui caractérise l’esthétique qui est en train de naître ? La vision de Guillaume Apollinaire nous permet de comprendre ce qui est en jeu à ce moment crucial où l’art moderne se construit. Dans cet extrait, le poète examine une question encore très actuelle : la littérature a-t-elle encore une identité nationale ?

 

Je ne crois pas que les événements sociaux aillent si loin un jour qu’on ne puisse plus parler de littérature nationale. Au contraire, si loin qu’on aille dans la voie des libertés, celles-ci ne feront que renforcer la plupart des anciennes disciplines et il en surgira de nouvelles qui n’auront pas moins d’exigences que les anciennes. C’est pourquoi je pense que, quoi qu’il arrive, l’art, de plus en plus, aura une patrie. D’ailleurs, les poètes sont toujours l’expression d’un milieu, d’une nation, et les artistes, comme les poètes, comme les philosophes, forment un fonds social qui appartient sans doute à l’humanité, mais comme étant l’expression d’une race, d’un milieu donné.

L’art ne cessera d’être national que le jour où l’univers entier vivant sous un même climat, dans des demeures bâties sur le même modèle, parlera la même langue avec le même accent, c’est-à-dire jamais. Des différences ethniques et nationales naît la variété des expressions littéraires, et c’est cette même variété qu’il faut sauvegarder.

Une expression lyrique cosmopolite ne donnerait que des œuvres vagues sans accent et sans charpente, qui auraient la valeur des lieux communs de la rhétorique parlementaire internationale. Et remarquez que le cinéma, qui est l’art cosmopolite par excellence, présente déjà des différences ethniques immédiatement dissemblables à tout le monde, et les habitués de l’écran font immédiatement la différence d’un film américain et d’un film italien. De même l’esprit nouveau, qui a l’ambition de marquer l’esprit universel et qui n’entend pas limiter son activité à ceci ou à cela, n’en n’est pas moins, et prétend le respecter, une expression particulière et lyrique de la nation française, de même que l’esprit classique est, par excellence, une expression sublime de la même nation.

Il ne faut pas oublier qu’il est peut-être plus dangereux pour une nation de se laisser conquérir intellectuellement que par les armes. C’est pourquoi l’esprit nouveau se réclame avant tout de l’ordre et du devoir qui sont les grandes qualités classiques par quoi se manifeste le plus hautement l’esprit français, et il leur adjoint la liberté. Cette liberté et cet ordre qui se confondent dans l’esprit nouveau sont sa caractéristique et sa force.

 

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Guillaume Apollinaire, « L’esprit nouveau et les poètes », 1918