Michel Strogoff
Michel Strogoff est un officier à qui le tsar a confié une mission capitale : apporter un message de Moscou à Irkoutsk, en Sibérie. Malgré sa volonté de fer et son habileté, il est capturé par des ennemis de la Russie…
« Tu es venu pour voir, espion des Russes. Tu as vu pour la dernière fois. Dans un instant, tes yeux seront à jamais fermés à la lumière ! »
Ce n’était pas de mort, mais de cécité, qu’allait être frappé Michel Strogoff. Perte de la vue, plus terrible peut-être que la perte de la vie ! Le malheureux était condamné à être aveuglé.
Cependant, en entendant la peine prononcée par l’émir, Michel Strogoff ne faiblit pas. Il demeura impassible, les yeux grands ouverts, comme s’il eût voulu concentrer toute sa vie dans un dernier regard. Supplier ces hommes féroces, c’était inutile, et, d’ailleurs, indigne de lui. Il n’y songea même pas. Toute sa pensée se condensa sur sa mission irrévocablement manquée, sur sa mère, sur Nadia, qu’il ne reverrait plus ! Mais il ne laissa rien paraître de l’émotion qu’il ressentait.
Puis, le sentiment d’une vengeance à accomplir quand même envahit tout son être. Il se retourna vers Ivan Ogareff.
« Ivan, dit-il d’une voix menaçante, Ivan le traître, la dernière menace de mes yeux sera pour toi ! »
Ivan Ogareff haussa les épaules.
Mais Michel Strogoff se trompait. Ce n’était pas en regardant Ivan Ogareff que ses yeux allaient pour jamais s’éteindre.
Marfa Strogoff venait de se dresser devant lui.
« Ma mère ! s’écria-t-il. Oui ! oui ! à toi mon suprême regard, et non à ce misérable ! Reste là, devant moi ! Que je voie encore ta figure bien-aimée ! Que mes yeux se ferment en te regardant !… »
La vieille Sibérienne, sans prononcer une parole, s’avançait…
« Chassez cette femme ! » dit Ivan Ogareff.
Deux soldats repoussèrent Marfa Strogoff. Elle recula, mais resta debout, à quelques pas de son fils.
L’exécuteur parut. Cette fois, il tenait son sabre nu à la main, et ce sabre, chauffé à blanc, il venait de le retirer du réchaud où brûlaient les charbons parfumés.
Michel Strogoff allait être aveuglé suivant la coutume tartare, avec une lame ardente, passée devant ses yeux !
Michel Strogoff ne chercha pas à résister. Plus rien n’existait à ses yeux que sa mère, qu’il dévorait alors du regard ! Toute sa vie était dans cette dernière vision !
Marfa Strogoff, l’œil démesurément ouvert, les bras tendus vers lui, le regardait !…
La lame incandescente passa devant les yeux de Michel Strogoff.
Un cri de désespoir retentit. La vieille Marfa tomba inanimée sur le sol !
Michel Strogoff était aveugle.
Ses ordres exécutés, l’émir se retira avec toute sa maison. Il ne resta bientôt plus sur cette place qu’Ivan Ogareff et les porteurs de torches.
Le misérable voulait-il donc insulter encore sa victime, et, après l’exécuteur, lui porter le dernier coup ?
Ivan Ogareff s’approcha lentement de Michel Strogoff, qui le sentit venir et se redressa.
Ivan Ogareff tira de sa poche la lettre impériale, il l’ouvrit, et, par une suprême ironie, il la plaça devant les yeux éteints du courrier du czar, disant :
« Lis, maintenant, Michel Strogoff, lis, et va redire à Irkoutsk ce que tu auras lu ! Le vrai courrier du czar, c’est Ivan Ogareff ! »
Cela dit, le traître serra la lettre sur sa poitrine. Puis, sans se retourner, il quitta la place, et les porteurs de torches le suivirent.
Michel Strogoff resta seul, à quelques pas de sa mère, inanimée, peut-être morte.
On entendait au loin les cris, les chants, tous les bruits de l’orgie. Tomsk, illuminée, brillait comme une ville en fête.
Michel Strogoff prêta l’oreille. La place était silencieuse et déserte.
Il se traîna, en tâtonnant, vers l’endroit où sa mère était tombée. Il la trouva de la main, il se courba sur elle, il approcha sa figure de la sienne, il écouta les battements de son cœur. Puis, on eût dit qu’il lui parlait tout bas.
La vieille Marfa vivait-elle encore, et entendit-elle ce que lui dit son fils ?
En tout cas, elle ne fit pas un mouvement.
Michel Strogoff baisa son front et ses cheveux blancs. Puis, il se releva, et, tâtant du pied, cherchant à tendre ses mains pour se guider, il marcha peu à peu vers l’extrémité de la place.
Soudain, Nadia parut.
Elle alla droit à son compagnon. Un poignard qu’elle tenait servit à couper les cordes qui attachaient les bras de Michel Strogoff.
Celui-ci, aveugle, ne savait qui le déliait, car Nadia n’avait pas prononcé une parole.
Mais cela fait :
« Frère ! dit-elle.
— Nadia ! murmura Michel Strogoff, Nadia !
— Viens ! frère, répondit Nadia. Mes yeux seront tes yeux désormais, et c’est moi qui te conduirai à Irkoutsk ! »
***
Jules Verne, Michel Strogoff, 1876.
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