Comédie
Cette comédie dite « des quatre femmes », jouée en 1542 à la cour, exalte et tourne en dérision différentes positions par rapport à l’amour, de la passion à la complète indifférence.
Personnages : deux filles, deux mariées, la vieille, le vieillard et les quatre hommes.
LA DEUXIÈME FEMME.
…
Il aime ailleurs : voilà ma mort, ma guerre ;
Je ne le puis souffrir, ni comporter[1].
Je prie à Dieu qu’un éclat de tonnerre
Sa Dame ou moi puisse tôt emporter.
Je ne vois rien pour me réconforter.
Partout le cherche, et de le voir j’ai crainte.
Car je ne puis, le voyant, supporter
Qu’il aime ailleurs à bon escient sans feinte.
Pour quelque temps je me suis bien contrainte
De l’endurer, celant[2] ma passion,
Pensant qu’au jour il y a heure mainte[3],
Et qu’amour fût jointe à mutation.
Rien n’a servi ma bonne intention,
Je l’ai perdu : il a une maitresse
Qui de son cœur prend la possession.
Il est bien vrai que le corps seul me laisse.
Son corps sans cœur augmente ma tristesse.
Plus j’en suis près, moins j’y prends de plaisir,
Si j’en suis loin, mon cœur souffre détresse.
Car de le voir sans cesser j’ai désir
Soit près ou loin, je n’ai que déplaisir.
Et le pis est que mon amour augmente
Tant, que ne sais lequel je dois choisir,
Voir ou non voir, car chacun me tourmente.
Toute la nuit sans dormir me lamente,
En regrettant l’amitié inconnue
Que je lui porte, dont sa nouvelle amante
La joie en prend, qu’autrefois ai reçue.
Je brûle, et ards[4] ; je me morfonds, je sue.
En fièvre suis : mais mon seul médecin,
Qui me pourrait du tout[5] guérir, me tue.
Et ci[6] ferai de ma plainte la fin.
LA PREMIÈRE FILLE.
Liberté honnête
A garder suis prête,
Sans m’en divertir.
Amour et folie
De mélancolie
Ne se peut sortir.
Quand j’ai ouï parler,
Venir, et aller
Ces fous amoureux,
Je me prends à rire,
Et à part moi dire
Qu’ils sont malheureux.
Fi[7] d’affection,
Fi de passion
Qui le cœur tourmente !
Mon cœur est à moi.
Je n’ai mis ma Foi
En don ni en vente.
J’ai, quoi que je voie,
Le cœur plein de joie
Et de vrai plaisir.
Si quelqu’un m’empêche,
Soudain m’en dépêche
Pour repos choisir,
J’aime mon repos,
Je fui les propos
D’amour et sa bande.
Et qui me prierait
D’aimer, il n’aurait
Rien que sa demande.
J’aime vérité,
J’aime pureté
De cœur et de corps.
Passion, Amour,
N’y fait nul séjour :
Je les mets dehors.
***
Marguerite de Navarre, extrait de la comédie dite « des quatre femmes », 1542. Orthographe modernisée.
[1] supporter, endurer
[2] cachant
[3] pensant qu’il y a beaucoup d’heures dans une journée
[4] je me consume
[5] entièrement
[6] ici
[7] Interjection exprimant le mépris, le dégoût.
© 2024 Matthieu Binder. Réalisation Thomas Grimaud.