L’Heptaméron
XI
Les écrivains du XVIe siècle évoquent le corps très librement : à preuve que Marguerite, reine de Navarre et sœur de François Ier, donne à la onzième nouvelle de l’Heptaméron le cadre de toilettes immondes. Comme dans toutes les nouvelles de l’Heptaméron, la fin du récit se poursuit par une discussion entre les cinq hommes et cinq femmes qui sont aussi les narrateurs des histoires, chacun à son tour.
Madame de Roncex, étant aux cordeliers[1] de Thouars, fut si pressée d’aller à ses affaires que, sans regarder si les anneaux du retrait[2] étaient nets, s’alla asseoir en lieu si ord[3] que ses fesses et habillements en furent souillés, de sorte que, criant à l’aide et désirant recouvrer quelque femme pour la nettoyer, fut servie d’hommes qui la virent nue et au pire état que femme se saurait montrer.
En la maison de Madame de La Trémoille y avait une Dame, nommée Roncex, laquelle, un jour que sa maitresse était allée aux cordeliers, eut une grande nécessité d’aller au lieu où on ne peut envoyer sa chambrière, et appela avec elle une fille, nommée La Mothe, pour lui tenir compagnie ; mais, pour être[4] honteuse et secrète, laissa la dite Mothe en la chambre et entra toute seule en un retrait assez obscur, lequel était commun à tous les cordeliers, qui avaient si bien rendu compte[5] en ce lieu de toutes leurs viandes[6] que tout le retrait, l’anneau et la place étaient tout couverts de moût de Bacchus[7] et de la Déesse Cerės[8], passé par le ventre des cordeliers.
Cette pauvre femme, qui était si pressée qu’à peine eut elle le loisir de lever sa robe pour se mettre sur l’anneau, de fortune s’alla asseoir sur le plus ord et sale endroit qui fût en tout le retrait, où elle se trouva prise mieux qu’à la glu, et toutes ses pauvres fesses, habillements et pieds si merveilleusement[9] gâtés qu’elle n’osait marcher ni se tourner de nul côté, de peur d’avoir encore pis. Dont elle se prit à crier tant qu’il lui fut possible : « La Mothe, m’amie, je suis perdue et déshonorée ! »
La pauvre fille, qui avait ouï autrefois faire des contes de la malice[10] des cordeliers, soupçonnant que quelques-uns fussent cachés là-dedans qui la voulussent prendre par force, courut tant qu’elle put, disant à tous ceux qu’elle trouvait : « Venez secourir Madame de Roncex, que les cordeliers veulent prendre par force en ce retrait », lesquels y coururent en grande diligence et trouvèrent la pauvre Dame de Roncex qui criait à l’aide, désirant avoir quelque femme qui la pût nettoyer, et avait le derrière tout découvert, craignant en approcher ses habillements, de peur de les gâter.
À ce cri-là entrèrent les Gentilhommes, qui virent ce beau spectacle et ne trouvèrent autre cordelier qui la tourmentât, sinon l’ordure dont elle avait toutes les fesses engluées, qui ne fut pas sans rire de leur côté, ni sans grande honte du côté d’elle, car, en lieu d’avoir des femmes pour la nettoyer, fut servie d’hommes qui la virent nue au pire état qu’une femme se pouvait montrer. Par quoi, les voyant, acheva de souiller ce qui était net[11] et abaissa ses habillements pour se couvrir, oubliant l’ordure où elle était pour la honte qu’elle avait de voir les hommes. Et, quand elle fut hors de ce vilain lieu, [il] la fallut dépouiller toute nue et changer de tous habillements avant qu’elle partît du couvent. Elle se fût volontiers courroucée du secours que lui amena La Mothe, mais, entendant que la pauvre fille cuidait[12] qu’elle eut beaucoup pis, changea sa colère à rire comme les autres.
« Il me semble, mesdames, que ce conte n’a été ni long, ni mélancolique, et que vous avez eu de moi ce que vous en avez espéré », dont la compagnie se prit bien fort à rire, et lui dit Oisille :
« Combien[13] que le conte soit ord et sale, connaissant les personnes à qui il est advenu, on ne le saurait trouver fâcheux ; mais j’eusse bien voulu voir la mine de La Mothe et de celle à qui elle avait amené si bon secours. Mais, puisque vous avez si tôt fini », ce dit-elle à Nomerfide, « donnez votre voix à quelqu’un qui ne pense pas si légèrement. »
Nomerfide répondit : « Si vous voulez que ma faute soit rhabillée[14], je donne ma voix à Dagoucin, lequel est si sage que pour mourir ne dirait une folie. »
Dagoucin la remercia de la bonne estime qu’elle avait de son bon sens, et commença à dire :
« L’histoire que j’ai délibéré de vous raconter, c’est pour vous faire voir comme amour aveugle les plus grands et honnêtes cœurs, et comme méchanceté est difficile à vaincre par quelque bénéfice[15] ou biens que ce soit. »
***
Marguerite de Navarre, L’Heptaméron, « onzième nouvelle ». Texte de l’édition de Le Roux de Lincy (1853) basée sur le ms.fr. 1512. Orthographe modernisée.
[1] chez les moines
[2] les toilettes
[3] immonde (plein d’ordure)
[4] parce qu’elle était
[5] vomi
[6] nourritures
[7] vin
[8] blé
[9] extraordinairement
[10] Méchanceté, inclination mauvaise
[11] propre
[12] croyait
[13] Bien que
[14] rachetée
[15] bienfait
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