Les adieux
Retrouvé par Abel Lefranc en 1895, ce poème fait de Marguerite de Navarre l’un des premiers poètes lyriques de la Renaissance. La litanie de ces adieux, écrits à la fin d’une vie intense et tourmentée, disent toute l’ambigüité d’un attachement profond au corps, au plaisir, au sentiment amoureux, dépassé par l’attente d’un amour éternel.
Adieu l’objet qui fit premièrement
Tourner sur lui la force de mes yeux,
Le doux maintien, l’honnête accoutrement,
Armé, vêtu en tous jeux et tous lieux,
Tant que nul œil ne se peut loger mieux
Qu’a fait le mien. Adieu la bonne audace :
Si vous n’étiez si couvert[1] vicieux,
Je ne vis oncques une meilleure grâce.
Adieu vous dis, le regard si très doux
Qu’onques ne fut cœur qui n’en fut atteint,
D’un œil tant beau et gracieux sur tous
Que de l’aimer le mien y fut contraint.
Hélas ! j’ai vu trop tôt son ray[2] éteint
Et obscurci par fureur sans raison.
Adieu donc l’œil que je ne pensais feint,
Qui trop couvrit[3] sous le miel le poison.
Adieu aussi le parler gracieux,
Bien à propos prudent et fort et sage,
A vos amis humble, et audacieux
Où il fallait montrer autre visage.
Adieu l’accent, la voix et le langage,
Qui m’a vaincu, entendement et sens ;
Or avez vous parlé votre ramage[4],
Donc pis que mort par grand regret je sens.
Adieu la main laquelle j’ai touchée,
Comme la plus parfaite en vraie foi,
Dedans laquelle ai la mienne couchée
Sans offenser d’honnêteté la loi.
Or, maintenant, êtes contraire à moi,
Convertissant amour en cruauté.
Adieu la main, puisque dedans n’y vois
Le stigmate d’honneur ni loyauté.
…. Adieu le front, le nez, les dents, la bouche,
Jambes, pieds, mains, bras, et barbe et cheveux ;
Adieu le cœur qui va à l’escarmouche,
L’amour, l’honneur, les jurements, les vœux,
Adieu la grâce de beauté, qui les nœuds
Pourront nouer d’amour en autre lieu ;
Fuir vous faut malgré ce que je veux,
Dont par dépit je meurs disant adieu.
Adieu vous dis le penser délectable,
Qui nourrissait dans mon cœur cette amour,
Le souvenir, la mémoire semblable,
Qui bien de vous me disait nuit et jour ;
Ils peuvent bien dormir de long séjour,
Sans plus de vous les louanges me dire,
Si ne voulaient ramentevoir[5] le tour
Que m’avez fait accroissant mon martyre.
Adieu lettres, épitres et dizains,
Rondeaux, complaintes, qui m’ont si bien servie,
Dont le revoir et relire je crains,
Qui à aimer encore me convie.
Adieu tout ce de quoi j’ai eu envie
D’user, pensant par cela mieux vous plaire.
Adieu tout l’heur et la fin de ma vie,
Car l’importable[6] ennui[7] me contraint taire.
… Adieu l’adieu que tant de fois me dites,
Quand loin de moi vous en fallait aller,
La loyauté que garder me promîtes,
Les promesses qu’eussiez bien dû celer[8],
Puisque je vois feintise[9] révéler
Votre vouloir et peu caché secret.
Adieu l’adieu souvent dit sans parler,
Dont la mémoire augmente le regret.
Adieu le cœur, que j’estimais si bon,
Juste, loyal, que nul était semblable :
D’une chose vous demande pardon,
C’est que par trop vous ai cru véritable.
Adieu le siège où amour honorable
Devait régner, mais je vois qu’amour folle
Le conduit tant, qu’il en est trop muable.
Adieu le cœur, pour la fin de mon rôle,
Donnant au mien mort irrémédiable,
Par ferme foi et amour perdurable :
Je ne puis plus écrire une parole.
***
Extraits d’un poème de Marguerite de Navarre, retrouvé en 1895 et publié l’année suivante dans Les dernières poésies de Marguerite de Navarre. Orthographe modernisée.
[1] dissimulé, en retrait
[2] rayon
[3] dissimula
[4] chant des oiseaux
[5] rappeler
[6] insupportable
[7] douleur, tourment
[8] cacher
[9] feinte, tromperie
© 2025 Matthieu Binder. Réalisation Thomas Grimaud.