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Bel-ami : parvenir

 

Parvenir ! Mais comment et par qui ? C’est toute la question de ce roman de Maupassant où Georges Duroy, homme plutôt médiocre et sans scrupules, réussit son ascension sociale par les femmes. Il se sert d’elles, mais, souvent plus intelligentes, elles se servent aussi de lui.

 

 

— Vos parents habitent près de Rouen, n’est-ce pas ? Vous me l’avez dit du moins.

— Oui, près de Rouen, à Canteleu.

— Qu’est-ce qu’ils font ?

— Ils sont… ils sont petits rentiers.

— Ah ! J’ai un grand désir de les connaître.

Il hésita, fort perplexe : — Mais… c’est que, ils sont…

Puis il prit son parti en homme vraiment fort : — Ma chère amie, ce sont des paysans, des cabaretiers qui se sont saignés aux quatre membres pour me faire faire des études. Moi, je ne rougis pas d’eux, mais leur… simplicité… leur… rusticité pourrait peut-être vous gêner.

Elle souriait délicieusement, le visage illuminé d’une bonté douce.

— Non. Je les aimerai beaucoup. Nous irons les voir. Je le veux. Je vous reparlerai de ça. Moi aussi je suis fille de petites gens… mais je les ai perdus, moi, mes parents. Je n’ai plus personne au monde… — elle lui tendit la main et ajouta… — que vous.

Et il se sentit attendri, remué, conquis comme il ne l’avait encore été par aucune femme.

— J’ai pensé à quelque chose, dit-elle, mais c’est assez difficile à expliquer.

Il demanda : — Quoi donc ?

— Eh bien, voilà, mon cher, je suis comme toutes les femmes, j’ai mes… mes faiblesses, mes petitesses, j’aime ce qui brille, ce qui sonne. J’aurais adoré porter un nom noble. Est-ce que vous ne pourriez pas, à l’occasion de notre mariage, vous… vous anoblir un peu ?

Elle avait rougi, à son tour, comme si elle lui eût proposé une indélicatesse.

Il répondit simplement : — J’y ai bien souvent songé, mais cela ne me paraît pas facile.

— Pourquoi donc ?

Il se mit à rire : — Parce que j’ai peur de me rendre ridicule.

Elle haussa les épaules : — Mais pas du tout, pas du tout. Tout le monde le fait et personne n’en rit. Séparez votre nom en deux : « Du Roy. » Ça va très bien.

Il répondit aussitôt, en homme qui connaît la question :

— Non, ça ne va pas. C’est un procédé trop simple, trop commun, trop connu. Moi j’avais pensé à prendre le nom de mon pays, comme pseudonyme littéraire d’abord, puis à l’ajouter peu à peu au mien, puis même, plus tard, à couper en deux mon nom comme vous me le proposiez.

Elle demanda : — Votre pays c’est Canteleu ?

— Oui.

Mais elle hésitait : — Non. Je n’en aime pas la terminaison. Voyons, est-ce que nous ne pourrions pas modifier un peu ce mot… Canteleu?

Elle avait pris une plume sur la table et elle griffonnait des noms en étudiant leur physionomie. Soudain elle s’écria : — Tenez, tenez, voici.

Et elle lui tendit un papier où il lut : « Madame Duroy de Cantel. »

Il réfléchit quelques secondes, puis il déclara avec gravité :

— Oui, c’est très bon.

Elle était enchantée et répétait :

— Duroy de Cantel, Duroy de Cantel, Madame Duroy de Cantel. C’est excellent, excellent !

Elle ajouta, d’un air convaincu : — Et vous verrez comme c’est facile à faire accepter par tout le monde. Mais il faut saisir l’occasion. Car il serait trop tard ensuite. Vous allez, dès demain, signer vos chroniques D. de Cantel, et vos échos tout simplement Duroy. Ça se fait tous les jours dans la presse et personne ne s’étonnera de vous voir prendre un nom de guerre. Au moment de notre mariage, nous pourrons encore modifier un peu cela en disant aux amis que vous aviez renoncé à votre du par modestie, étant donnée votre position, ou même sans rien dire du tout. Quel est le petit nom de votre père ?

— Alexandre.

Elle murmura deux ou trois fois de suite : « Alexandre, Alexandre », en écoutant la sonorité des syllabes, puis elle écrivit sur une feuille toute blanche :

« Monsieur et Madame Alexandre du Roy de Cantel ont l’honneur de vous faire part du mariage de Monsieur Georges du Roy de Cantel, leur fils, avec Madame Madeleine Forestier. »

Elle regardait son écriture d’un peu loin, ravie de l’effet, et elle déclara : — Avec un rien de méthode, on arrive à réussir tout ce qu’on veut.

 

 

 

 

Extrait de Bel-ami, de Guy de Maupassant (1885)