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Bonheur et mélancolie

Sur son voilier, à la suite de l’extrait précédent, Maupassant laisse aller sa plume. La justesse et la lucidité qui frappent dans ses récits, il peut en faire preuve à l’égard de lui-même. Désenchanté, il ne fait pas de sa mélancolie une vertu. Le bonheur semble pour Maupassant plutôt une disposition d’esprit, que le produit de circonstances ou d’un environnement.

 

 

Cannes, 7 avril, 9h du soir

Heureux ceux que satisfait la vie, ceux qui s’amusent, ceux qui sont contents !

Il est des gens qui aiment tout, que tout enchante. Ils aiment le soleil et la pluie, la neige et le brouillard, les fêtes et le calme de leur logis, tout ce qu’ils voient, tout ce qu’ils font, tout ce qu’ils disent, tout ce qu’ils entendent.

Ceux-ci mènent une existence douce, tranquille et satisfaite au milieu de leurs rejetons. Ceux-là ont une existence agitée de plaisirs et de distractions.

Ils ne s’ennuient ni les uns, ni les autres.

La vie, pour eux, est une sorte de spectacle amusant dont ils sont eux-mêmes acteurs, une chose bonne et changeante qui, sans trop les étonner, les ravit.

Mais d’autres hommes, parcourant d’un éclair de pensée le cercle étroit des satisfactions possibles, demeurent atterrés devant le néant du bonheur, la monotonie et la pauvreté des joies terrestres.

Dès qu’ils touchent à trente ans, tout est fini pour eux. Qu’attendraient-ils ? Rien ne les distrait plus ; ils ont fait le tour de nos maigres plaisirs.

Heureux ceux qui ne connaissent pas l’écœurement abominable des mêmes actions toujours répétées ; heureux ceux qui ont la force de recommencer chaque jour les mêmes besognes, avec les mêmes gestes, autour des mêmes meubles, devant le même horizon, sous le même ciel, de sortir par les mêmes rues où ils rencontrent les mêmes figures et les mêmes animaux. Heureux ceux qui ne s’aperçoivent pas avec un immense dégoût que rien ne change, que rien ne passe et que tout lasse. (…)

Agay, 8 avril

(…) Descendu pour m’embarquer, j’aperçus, debout sur la plage, les deux amants qui contemplaient la mer.

Et comme je m’éloignais au bruit pressé des avirons, je distinguais toujours leurs silhouettes sur le rivage, leurs ombres dressées côte à côte. Elles emplissaient la baie, la nuit, le ciel, tant l’amour s’exhalait d’elles, s’épandait par l’horizon, les faisait grandes et symboliques.

Et quand je fus remonté sur mon bateau, je demeurai longtemps assis sur le pont, plein de tristesse sans savoir pourquoi, plein de regrets sans savoir de quoi, ne pouvant me décider à descendre enfin dans ma chambre, comme si j’eusse voulu respirer plus longtemps un peu de cette tendresse répandue dans l’air, autour d’eux.

 

***

 

Extrait de Guy de Maupassant, « Sur l’eau ». Texte publié dans Les lettres et les arts du 1er février 1888, puis publié dans le recueil Sur l’eau.