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Aller vers l’autre

 

Imaginer Montaigne comme un philosophe enfermé dans sa tour serait une grande erreur. Il était au contraire avide de rencontres et de voyages. Les pays et les cultures qu’il traversait suscitaient toujours en lui une grande curiosité, comme en témoignent son Journal de voyage en Italie et cet extrait des Essais.

Quand j’ai été ailleurs qu’en France et que, pour me faire courtoisie, on m’a demandé si je voulais être servi à la française, je m’en suis moqué et me suis toujours jeté aux tables les plus épaisses d’étrangers. J’ai honte de voir nos hommes enivrés de cette sotte humeur de s’effaroucher des formes contraires aux leurs : il leur semble être hors de leur élément quand ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leurs façons, et abominent les étrangères. Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure : les voilà à se rallier et à se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu’ils voient. Pourquoi non barbares, puis qu’elles ne sont françaises ? Encore sont-ce les plus habiles qui les ont reconnues, pour en médire. La plupart ne prennent l’aller que pour le venir. Ils voyagent couverts et resserrés d’une prudence taciturne et incommunicable, se défendant de la contagion d’un air inconnu.

Ce que je dis de ceux-là me ramentait, en chose semblable, ce que j’ai parfois aperçu en aucuns de nos jeunes courtisans. Ils ne tiennent qu’aux hommes de leur sorte, nous regardent comme gens de l’autre monde, avec dédain ou pitié. Ôtez-leur les entretiens des mystères de la cour, ils sont hors de leur gibier, aussi neufs pour nous et malhabiles comme nous sommes à eux. On dit bien vrai qu’un honnête homme, c’est un homme mêlé. Au rebours, je pérégrine très saoul de nos façons, non pour chercher des Gascons en Sicile (j’en ai assez laissé au logis) ; je cherche des Grecs plutôt, et des Persans : j’accointe ceux-là, je les considère ; c’est là où je me prête et où je m’emploie.

 

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Essais, livre III, ch. 9 : « De la vanité » (Orthographe modernisée).