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Et s’il nous manquait un sens ? (2)

 

Montaigne doute que nous puissions connaître avec certitude quoi que ce soit, étant donné que c’est toujours « l’homme qui donne et l’homme qui reçoit ». Notre connaissance du monde dépend complètement de notre perception. Or, qui sait s’il ne nous manque pas un sens ou deux ?

Les propriétés que nous appelons occultes en plusieurs choses, comme celle qu’a l’aimant d’attirer le fer, n’est-il pas vraisemblable qu’il y a dans la nature des facultés sensorielles propres à les juger et à les apercevoir, et que le défaut de ce genre de facultés nous apporte l’ignorance de la vraie essence de pareilles choses ? C’est d’aventure quelque sens particulier qui découvre aux coqs l’heure du matin et de minuit, et qui les pousse à chanter ; qui apprend aux poules, avant tout usage et expérience, à craindre un épervier, et non une oie, ni un paon, de plus grandes bêtes pourtant ; qui avertit les poulets de l’hostilité du chat envers eux, et à ne se défier pas du chien ; à s’armer contre le miaulement, voix quelque peu caressante, et non contre l’aboi, voix âpre et querelleuse ; aux frelons, aux fourmis, et aux rats, à choisir toujours le meilleur fromage et la meilleure poire, avant que d’en avoir tâté ; et qui achemine le cerf, l’éléphant et le serpent à la connaissance de certaine herbe propre à leur guérison. Il n’y a sens qui n’ait un vaste domaine et qui n’apporte par son moyen un nombre infini de connaissances. Si nous étions dépourvus de l’intelligence des sons, de l’harmonie, et de la voix, cela apporterait une confusion inimaginable à tout le reste de notre science. Car outre ce qui est attaché au propre effet de chaque sens, combien d’arguments, de conséquences, et de conclusions tirons-nous des autres choses par la comparaison d’un sens à l’autre ? Qu’un homme entendu imagine l’humaine nature produite originellement sans la vue, et qu’il réfléchisse et voie combien d’ignorance et de trouble lui apporterait un tel défaut, combien de ténèbres et d’aveuglement dans notre âme : on verra par là combien nous importe, pour la connaissance de la vérité, la privation d’un autre tel sens, ou de deux, ou de trois, si elle est en nous. Nous avons formé une vérité par la consultation et le concours de nos cinq sens, mais d’aventure y fallait-il l’accord de huit, ou de dix sens, et leur contribution pour l’apercevoir certainement et dans son essence.

 

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Essais, livre II, ch. 12 « Apologie de Raymond Sebond » (Édition de Bernard Combeaud, 2019, Robert Laffont/Mollat -Adaptation en français moderne.)