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De la cruauté

 

 

Est-ce qu’on s’habitue à la violence et à la cruauté ? L’époque sanglante pendant laquelle a vécu Montaigne ne semble pas avoir éteint sa faculté d’indignation vis-à-vis du désir d’horreur dont il a été témoin.

 

 

Entre autres vices, je hais cruellement la cruauté, à la fois par nature et par jugement, comme l’extrême de tous les vices. (…)

Je vis dans une saison dans laquelle nous abondons en exemples incroyables de ce vice du fait de la licence de nos guerres civiles, et on ne voit rien dans les histoires de l’antiquité de plus extrême que ce que nous en essayons tous les jours. Mais cela ne m’y a nullement apprivoisé. A peine pouvais-je me persuader, avant que je l’eusse vu, qu’il se fût trouver des âmes si farouches qui, pour le seul plaisir du meurtre, voulussent le commettre, hacher et détrancher les membres d’autrui, aiguiser leur esprit à inventer des tortures inusitées et des morts nouvelles, sans inimitié, sans profit, et pour cette seule fin de jouir du plaisant spectacle des gestes et des mouvements pitoyables, des gémissements, et des cris lamentables d’un homme mourant en angoisse. Car voilà l’extrême point où la cruauté puisse atteindre. Qu’un homme tue un homme sans colère, sans crainte, seulement pour le spectacle (Ut homo hominem, non iratus, non timens, tantum spectaturus occidat). Pour moi, je n’ai pas su voir seulement sans déplaisir poursuivre et tuer une bête innocente qui est sans défense, et de qui nous ne recevons aucune offense. Et comme il advient communément que le cerf, se sentant hors d’haleine et de force, quand il n’a plus d’autre remède, se rejette et se rend à nous qui le poursuivons en nous demandant merci par ses larmes,

Gémissant, sanglant,

Et semblant supplier

Quoestunque cruentus

Atque imploranti similis.

cela m’a toujours semblé un spectacle très déplaisant. Je ne prends guère de bête en vie à qui je ne redonne les champs. (…) Les naturels sanguinaires à l’égard des bêtes témoignent d’une propension naturelle à la cruauté.

Après qu’on se fut apprivoisé à Rome aux spectacles des meurtres d’animaux, on en vint aux hommes et aux gladiateurs. Nature a elle-même, je le crains, attaché à l’homme quelque instinct d’inhumanité.

 

 

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Michel de Montaigne, Essais, livre II, ch. 11, « De la cruauté ». (Édition de Bernard Combeaud, 2019, Robert Laffont/Mollat -Adaptation en français moderne.)