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De l’amitié

 

 

 

Encore jeune homme, il a 25 ans, Michel rencontre Etienne. C’est le début d’une grande amitié trop tôt interrompue -Etienne meurt 4 ans plus tard. Après quoi, Michel déprime sévèrement et finit par se retirer dans ses terres. Se souvenant de son ami, Montaigne trouve des mots touchants et une formule qui traversera les siècles, tant elle est juste et va à l’essentiel (voir le manuscrit commenté dans « approfondir« ).

 

 

Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont que des relations de familiarité nouées à la faveur de quelque occasion ou du fait d’une certaine opportunité, grâce auxquelles nos âmes trouvent le moyen de s’entre-attacher. En l’amitié dont je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si parfait, qu’elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi. Il y a, au-delà de tout mon discours, et de ce que je puis dire particulièrement de notre amitié, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, qui fut médiatrice de cette union. Nous nous cherchions avant que de nous être vus par tout ce que nous entendions dire l’un de l’autre, qui faisait plus d’effet sur nos sentiments que n’en doivent causer des récits en raison, je crois, de quelque disposition du ciel. Nous nous embrassions d’avance par nos noms. Notre première rencontre se fit par hasard au milieu d’une grande fête qui réunissait en ville toute une compagnie. Nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un à l’autre. Il écrivit une satire latine excellente, qui est publiée, par laquelle il excuse et explique la précipitation de notre bonne entente, si promptement parvenue à sa perfection. Ayant si peu à durer, et ayant si tard commencé, car nous étions tous deux hommes faits, et lui de quelques années de plus, elle n’avait point de temps à perdre. Et elle n’avait pas à se régler au patron des amitiés molles et convenues qui ont tant besoin des précautions d’un long et préalable commerce. Celle-ci n’a point d’autre idéal que tiré d’elle-même, et ne peut se référer qu’à elle-même. Ce n’est pas une propriété spéciale, ni deux, ni trois, ni quatre, ni mille : c’est je ne sais quelle quintessence de tout ce mélange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena à se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena à se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une émulation pareille. Je dis perdre, à la vérité, puisque nous ne nous réservions rien qui nous fût propre, ni qui fût ou sien ou mien. (…)

Nos âmes ont ensemble charroyé si uniment, elles se sont regardées avec une si ardente affection, et avec une pareille affection se sont si bien découvertes l’une à l’autre jusques au fin fond des entrailles, que, non seulement je connaissais la sienne comme la mienne, mais que je me serais certainement fié à lui sur mon propre compte plus volontiers qu’à moi-même. Qu’on n’aille pas me mettre sur le même rang ces autres amitiés qui sont communes : j’en ai connaissance autant qu’un autre, et même des plus parfaites de leur genre, mais je ne conseille pas qu’on confonde leurs règles : on s’y tromperait. Dans ces autres amitiés, il faut marcher la bride à la main, avec prudence et précaution. L’attelage n’est pas lié d’une manière qu’on n’ait aucunement à s’en défier.

 

 

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Essais, livre I, ch. 27 : « De l’amitié ». (Édition de Bernard Combeaud, 2019, Robert Laffont/Mollat -Adaptation en français moderne.)