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Sortir de chez soi

Montaigne a été éduqué par un père original qui voulut faire du latin sa langue maternelle. Et il y réussit par une méthode particulièrement immersive : interdiction de parler à l’enfant dans une autre langue que le latin. Même les domestiques durent s’y mettre. Et un précepteur allemand, grand latiniste, fut engagé pour faire son éducation dans cette langue. Tous les matins, il était réveillé par des musiciens. Le rêve ! Mais plus tard, Michel dut quand même aller au lycée où il découvrit la violence d’un enseignement absurde à l’époque.

Marqué par ce contraste, l’auteur livre ici ses réflexions sur une éducation idéale. Stimuler l’élève, le mettre à l’initiative de son apprentissage, veiller à ce qu’il s’approprie ses connaissances, le faire voyager : encore une fois, Montaigne est en avance sur son temps.

 

 

Il se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la fréquentation du monde. Nous sommes tous contraints et amoncelés en nous, et nous avons la vue raccourcie à la longueur de notre nez. On demandait à Socrate d’où il était : il ne répondit pas d’Athènes, mais du monde. Lui qui avait l’imagination plus pleine et plus étendue embrassait l’univers comme sa ville, destinait ses connaissances, sa société et ses affections à tout le genre humain, non pas comme nous qui ne regardons que sous nous. Quand les vignes gèlent dans mon village, mon prêtre en conclut à l’ire de Dieu sur la race humaine, et croit que la pépie tient déjà les cannibales. A voir les guerres civiles, qui ne crie que notre machine ronde se bouleverse et que le jour du jugement nous prend au collet, sans s’aviser que plusieurs pires choses se sont vues, et que les dix mille parts du monde ne laissent pas de prendre du bon temps pendant ce temps ? Moi, à voir la licence de nos guerres et leur impunité, je m’étonne de les voir si douces et si peu rudes.

A qui la grêle tombe sur la tête, tout l’hémisphère semble être en tempête et sous l’orage. Et ce Savoyard disait bien que si ce sot de roi de France avait su bien conduire sa fortune, il était homme à devenir maître d’hôtel de son duc ! Son imagination ne concevait d’autre grandeur plus élevée que celle de son maître. Nous sommes insensiblement tous dans cette erreur : erreur de grande conséquence et fort préjudiciable. Mais qui se représente comme dans un tableau cette grande image de notre mère nature, en son entière majesté, qui lit en son visage une si générale et constante variété, qui se remarque là-dedans, et non soi seulement, mais tout un royaume, comme un trait d’une pointe très délicate, celui-là seul estime les choses selon leur juste grandeur. Ce grand monde, que les uns multiplient encore comme espèces sous un genre, c’est le miroir où il nous faut regarder pour nous connaître sous le bon biais : somme toute, je veux que ce soit là le livre de notre écolier. Tant d’humeurs, de sectes, de jugements, d’opinions, de lois et de coutumes, nous apprennent à juger sainement des nôtres, et apprennent notre jugement à reconnaître son imperfection et sa naturelle faiblesse, ce qui n’est pas un léger apprentissage.

 

 

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Essais, livre I, ch. 25 : « De l’institution des enfants ». (Édition de Bernard Combeaud, 2019, Robert Laffont/Mollat -Adaptation en français moderne.)