Dans les textes lumineux qu’il consacre à l’analyse du monde moderne, Paul Valéry montre à quel point nous sommes en quelque sorte dominés par nos progrès techniques, la politique ayant toujours quelques crans de retard pour penser et prendre en compte les innovations qui changent nos vies.
La politique de l’esprit
Je me propose d’évoquer devant vous le désordre que nous vivons. J’essayerai de vous montrer la réaction de l’esprit qui constate ce désordre, le retour qu’il fait sur soi-même lorsque, ayant mesuré sa puissance et son impuissance, il s’interroge et tente de se représenter le chaos auquel sa nature veut qu’il s’oppose.
Mais l’image d’un chaos est un chaos. Le désordre est donc mon premier point, c’est à lui que je vous demande de penser. Il y faut un certain effort ; nous finissons par être intimement habitués à lui, nous en vivons, nous le respirons, nous le fomentons, et il arrive qu’il est pour nous un véritable besoin. Nous le trouvons autour de nous comme en nous-mêmes, dans le journal, dans nos journées, dans notre allure, dans nos plaisirs, jusque dans notre savoir. Il nous anime, et ce que nous avons créé nous-mêmes nous entraîne enfin où nous ne savons pas et où nous ne voulons pas aller.
Cet état présent, qui est notre œuvre, amorce nécessairement un certain avenir, mais un avenir qu’il nous est absolument impossible d’imaginer, et c’est là une grande nouveauté. Elle résulte de la nouveauté même du présent que nous vivons. Nous ne pouvons pas, nous ne pouvons plus déduire du passé quelques lueurs, quelques images assez probables du futur, puisque nous en avons, en quelques dizaines d’années, reforgé, reconstruit, organisé aux dépens du passé (c’est-à-dire en le détruisant, en le réfutant, en le modifiant en profondeur) un état de choses dont les traits les plus remarquables sont sans précédent et sans exemple.
Jamais transformation si profonde et si prompte, la terre entièrement reconnue, explorée, équipée, je dirai même entièrement appropriée ; les événements les plus éloignés connus dans l’instant même ; nos idées et nos pouvoirs sur la matière et sur le temps, sur l’espace, conçus et utilisés tout autrement qu’ils le furent jusqu’à nous. Quel est donc le penseur, le philosophe, l’historien même le plus profond, même le plus sagace et le plus érudit, qui se risquerait aujourd’hui à prophétiser le moindrement ? Quel est le politique et quel est l’économiste auxquels nous ajouterons foi après tant d’erreurs qu’ils ont commises ? Nous ne savons même plus distinguer nettement la guerre de la paix, l’abondance de la disette, la victoire de la défaite… Et notre économie hésite à chaque instant entre un développement illimité de la symbolique des échanges et un retour tout à fait inattendu au système primitif, au système des sauvages, au troc.
Parfois, quand je songe à cet état des choses et des hommes à la fois si brillant et si obscur, si actif et si misérable, il me souvient d’une impression jadis ressentie en mer. Il m’est arrivé, il y a quelques années de faire un voyage d’escadre. L’escadre, qui venait de Toulon et qui se dirigeait vers Brest, se trouva tout à coup, au milieu d’un beau jour, saisie par la brume, dans les parages dangereux de l’île de Sein, semés de roches : six cuirassés, une trentaine de bâtiments légers, de sous-marins, tout à coup aveuglés et stoppant, à la merci du vent et des courants, au milieu d’un champ d’écueils. Le moindre choc eût pu faire tourner ces citadelles chargées d’armures et d’artillerie ; l’impression était saisissante : ces grands navires prodigieusement machinés, montés par des hommes de science, de courage, de discipline, disposant de tout ce que la technique moderne peut offrir de puissance et de précision, tout à coup réduits à l’impuissance dans l’obnubilation, condamnés à une attente assez anxieuse, à cause d’un peu de vapeur qui s’était formée sur la mer.
Ce contraste est bien comparable à celui que notre époque nous présente : nous sommes aveugles, impuissants, tout armés de connaissances et chargés de pouvoirs dans un monde que nous avons équipé et organisé, et dont nous redoutons à présent la complexité inextricable. L’esprit essaye de précipiter ce trouble, de prévoir ce qu’il enfantera, de discerner dans le chaos les courants insensibles, les lignes dont les croisements éventuels seront les événements de demain.
Tantôt il essaye de préserver ce qui lui semble essentiel dans ce qui fut, dans ce qu’il connaît et dont il croit que la vie civilisée ne peut se passer. Tantôt il se résout à faire table rase, à construire un nouveau système de l’univers humain.
D’autre part, il faut bien que cet esprit songe à lui-même, à ses conditions d’existence (qui sont aussi des conditions d’accroissement), aux dangers qui menacent ses vertus, ses forces et ses biens : sa liberté, son développement, sa profondeur. Voilà les deux préoccupations dont l’examen suggérait cette dénomination assez vague et mystérieuse de politique de l’esprit.
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Je voudrais seulement vous montrer que ces questions existent. Il ne s’agit point d’approfondir, il ne s’agit même point de prétendre circonscrire un sujet d’une étendue immense et qui, loin de se simplifier et de s’éclaircir par la méditation, ne fait que devenir plus complexe et plus trouble à mesure que le regard s’y appuie. Si l’on explore même superficiellement tous les domaines de l’activité, tous les ordres du pouvoir et du savoir humain, on observe dans chacun d’eux les caractères de l’état critique : crise de l’économie, crise de la science, crise dans les lettres et dans les arts, crise de la liberté politique, crise dans les mœurs… Je n’entrerai point dans les détails. Je vous indiquerai simplement l’un des traits remarquables de cet état : le monde moderne dans toute sa puissance, en possession d’un capital technique prodigieux, entièrement pénétré de méthodes positives, n’a su toutefois se faire ni une politique, ni une morale, ni un idéal, ni des lois civiles ou pénales, qui soient en harmonie avec les modes de vie qu’il a créées et même avec les modes de pensée que la diffusion universelle et le développement d’un certain esprit scientifique imposent peu à peu à tous les hommes.
Tout le monde, aujourd’hui, plus ou moins instruit des travaux critiques qui ont renouvelé les fondements des sciences, élucidé les propriétés du langage, les origines de l’institution et des formes de la vie sociale, consent qu’il n’y ait pas de notions, de principes, pas de vérité comme on disait jadis, qui ne soient sujets à revision, à retouche, à refonte ; pas d’action qui ne soit conventionnelle, pas de loi, écrite ou non, qui ne soit qu’approchée.
Tout le monde consent tacitement que l’homme dont il est question dans les lois constitutionnelles ou civiles, celui qui est le suppôt des spéculations et des manœuvres de la politique, — le citoyen, l’électeur, l’éligible, le contribuable, le justiciable, — n’est peut-être pas tout à fait le même homme que les idées actuelles en matière de biologie ou de psychologie, voire de psychiatrie, permettraient de définir. Il en résulte un étrange contraste, un curieux dédoublement de nos jugements. Nous regardons les mêmes individus comme responsables et irresponsables, nous les tenons parfois pour irresponsables et nous les traitons en responsables, selon la fiction même que nous adoptons dans l’instant, selon que nous nous trouvons à l’état juridique ou à l’état objectif de notre faculté de penser. De même, voit-on dans quantité d’esprits coexister la foi et l’athéisme, l’anarchie dans les sentiments et quelque doctrine d’ordre dans les opinions. La plupart d’entre nous auront sur le même sujet plusieurs thèses qui se substituent dans leurs jugements sans difficulté, dans une même heure de temps, selon l’excitation du moment.
Ce sont là des signes certains d’une phase critique, c’est-à-dire d’une manière de désordre intime que définissent la coexistence de contradictions dans nos idées et les inconséquences de nos actes. Nos esprits sont donc pleins de tendances et de pensées qui s’ignorent entre elles ; et, si l’âge des civilisations se doit mesurer par le nombre des contradictions qu’elles accumulent, par le nombre des coutumes et des croyances incompatibles qui s’y rencontrent et s’y tempèrent l’une l’autre, par la pluralité des philosophies et des esthétiques qui coexistent et cohabitent les mêmes têtes, il faut consentir que notre civilisation est des plus âgées. Ne trouve-t-on pas à chaque instant, dans une même famille, plusieurs religions pratiquées, plusieurs races conjointes, plusieurs opinions politiques, et, dans le même individu, tout un trésor de discordes latentes ?
Un homme moderne, et c’est en quoi il est moderne, vit familièrement avec une quantité de contraires établis dans la pénombre de sa pensée et qui viennent tour à tour sur la scène. Ce n’est pas tout : ces contradictions internes ou ces coexistences antagonistes dans notre milieu nous sont généralement insensibles, et nous ne pensons que rarement qu’elles n’ont pas toujours existé. Il nous suffirait cependant de nous souvenir que la tolérance, la liberté des confessions et des opinions est toujours chose fort tardive, elle ne peut se concevoir et pénétrer les lois et les mœurs que dans une époque avancée, quand les esprits se sont progressivement enrichis et affaiblis de leurs différences échangées. L’intolérance, au contraire, serait une vertu terrible des temps purs…
J’ai insisté quelque peu sur ce caractère, car j’y vois l’essence même du moderne. J’y vois aussi une des causes de cette grande difficulté, ou plutôt de cette impossibilité que je trouve, à représenter le monde actuel sur un seul plan et à une seule échelle. On ne peut guère raisonner à son sujet sans se perdre. Et donc il est assez vain d’essayer de conjecturer ce qui va suivre cet état d’égarement général, en se fondant sur les connaissances historiques. Je vous l’ai déjà dit, le nombre et l’importance des nouveautés introduites en si peu d’années dans l’univers humain a presque aboli la possibilité de comparer ce qui se passait il y a cinquante ou cent ans avec ce qui se passe aujourd’hui. Nous avons introduit des pouvoirs, inventé des moyens, contracté des habitudes toutes différentes et tout imprévues. Nous avons annulé des valeurs, dissocié des idées, ruiné des sentiments qui paraissaient inébranlables pour avoir résisté à vingt siècles de vicissitudes et nous n’avons, pour exprimer un si nouvel état de choses, que des notions immémoriales.
En somme, nous nous trouvons devant le confus du système social, du matériel verbal et des mythes de toute espèce que nous avons hérités de nos pères, et des conditions récentes de notre vie : conditions d’origine intellectuelle, conditions artificielles, et d’ailleurs essentiellement instables, car elles sont sous la dépendance directe de créations ultérieures, toujours plus nombreuses, de l’intellect. Nous voilà donc en proie à une confusion d’espoirs illimités, justifiés par des réussites inouïes, et de déceptions immenses ou de pressentiments funestes, effets inévitables d’échecs et de catastrophes inouïes. (…)
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Paul Valéry, Conférence à l’université des Annales, 16 novembre 1932, repris dans Variété I, NRF, 1934.
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