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Mon Faust

Écrit à la fin de sa vie (et resté inachevé), le Faust de Paul Valéry montre un personnage au pouvoir dissolvant, que ne dupe aucune des mystifications de l’existence. A travers la figure de Faust, c’est le rêve de toute une vie qui revient sous la plume de l’écrivain…

 

MÉPHISTOPHÉLÈS

… Et l’argent ?

LE DISCIPLE

Merci. Je sais ce qu’il vaut, mais je sais ce qu’il coûte. C’est bien simple : il vous supprime. Si j’hérite demain, que fais-je, le jour même ? J’imite. Je me change aussitôt en avare, en prodigue, qui sont deux types très usés de la comédie humaine. J’achète hôtel, château, filles, chefs-d’œuvre bien choisis, et par d’autres que moi… C’est qu’il n’y a pas mille et une manières d’éliminer le trop de bien qu’on a. On fait ce que font les autres, car on fait ce que veut l’argent. On achète ce qui s’achète, et ce sont toujours les mêmes choses, les choses qui s’équivalent en deniers : un pur-sang vaut une perle, qui vaut deux cocottes, qui valent, ce qu’elles valent, et ainsi de suite… Toute l’économie y passe : les choses, les gens, les caresses, les consciences…

MÉPHISTOPHÉLÈS

Tout. Tout. Tout.

LE DISCIPLE

Non, pas tout ! Et puis, à peine riche, on change d’amis. Parfois, de nom, toujours d’humeur et d’âme… C’est rompre avec soi-même.

MÉPHISTOPHÉLÈS

Ha. Ha… J’y suis… Vous me plaisez, jeune homme… Jeune homme singulier qui voulez être vous, dans l’amour pur et le mépris de l’or… Par tous les diables, vous visez au plus haut…. C’est l’orgueil qui vous tient, le Prince des Péchés… Ha ha… J’y suis… Il y a de l’unique en vous… L’Orgueil, l’Orgueil, le suprême péché, celui qui fixe le soleil et qui suborne toutes les vertus à son service. Il en fait ses catins. Il s’arme de tous les talents, veut toutes les épreuves ; il sait se draper et mûrir dans une formidable modestie. Il fait les Saints, les Purs, les Héros, les Martyrs, qui sont des gens terribles… Ha ha, vous ne pouvez pas savoir combien je prise ce poison sans égal, qui enivre les forts… Si vous saviez… Si vous saviez… (Un temps. Puis, les yeux fermés, et en scandant solennellement.) Il précipite. Il fait tomber de haut… de si haut quelquefois… que cette chute trouve un trône dans l’Abîme… (Un assez long silence.) Que souhaitez-vous enfin ?

LE DISCIPLE

Je voudrais être grand.

 

***

 

Extrait de Paul Valéry, Mon Faust, Acte III, scène 5. 1946.