Ce texte assez court dont voici un extrait s’applique à définir ce qu’est un mythe. Dans l’esprit de Paul Valéry, on verra que cette notion recouvre un domaine assez large, dont les contours suivent la réflexion toujours libre, vive et originale de l’auteur.
Petite lettre sur les mythes
Je vous confesse tout d’abord qu’au moment d’appliquer mon effort à concevoir le monde des mythes, j’ai senti mon esprit rétif ; je l’ai poussé, j’ai forcé son ennui et ses résistances, et comme il reculait sous ma pression, retournant son regard vers ce qu’il aime, désirant ce qu’il fait le mieux dont il me peignait trop vivement les attraits, je l’ai jeté en fureur au milieu des monstres, dans la confusion de tous les dieux, des démons, des héros, des espèces horribles et de toutes ces créatures des anciens hommes, lesquels mettaient leur philosophie à peupler l’univers aussi ardemment que nous mîmes plus tard la nôtre à le vider de toute vie. Nos ancêtres s’accouplaient dans leurs ténèbres à toute énigme, et lui faisaient d’étranges enfants.
Je ne savais m’orienter dans mon désordre, à quoi me prendre pour y planter mon commencement et développer les vagues pensées que le tumulte des images et des souvenirs, le nombre des noms, le mélange des hypothèses éveillaient, ruinaient en moi devant mon dessein. Ma plume piquait dans le papier, ma main gauche tourmentait mon visage, mes yeux trop nettement se peignaient un objet bien éclairé, et je sentais trop bien que je n’avais aucun besoin d’écrire. Puis cette plume, qui tuait le temps à petits traits, se mit d’elle-même à esquisser des formes baroques, poissons affreux, pieuvres tout échevelées de paraphes trop fluides et faciles… Elle engendrait des mythes qui découlaient de mon attente dans la durée, cependant que mon âme, qui ne voyait presque pas ce que ma main créait devant elle, errait comme une somnambule entre les sombres murs imaginaires et les théâtres sous-marins de l’aquarium de Monaco !
Qui sait, pensai-je, si le réel dans ses formes innombrables n’est pas aussi arbitraire, aussi gratuitement produit que ces arabesques animales ? Quand je rêve et invente sans retour, ne suis-je pas… la nature ? — Pourvu que la plume touche le papier, qu’elle porte de l’encre, que je m’ennuie, que je m’oublie, — je crée ! Un mot venu au hasard se fait un sort infini, pousse des organes de phrase, et la phrase en exige une autre, qui eût été avant elle ; elle veut un passé qu’elle enfante pour naître… après qu’elle a déjà paru ! Et ces courbes, ces volutes, ces tentacules, ces palpes, pattes et appendices que je file sur cette page, la nature à sa façon ne fait-elle de même dans ses jeux, quand elle prodigue, transforme, abîme, oublie et retrouve tant de chances et de figures de vie au milieu des rayons et des atomes en quoi foisonne et s’embrouille tout le possible et l’inconcevable ?
L’esprit s’y prend tout de même. Mais encore il renchérit sur la nature ; et non seulement il crée, comme elle a coutume de faire, mais il y ajoute qu’il fait semblant de créer. Il compose au vrai le mensonge ; et cependant que la vie ou la réalité se borne à proliférer dans l’instant, il s’est forgé le mythe des mythes, l’indéfini du mythe, — le Temps…
Mais le mensonge et le temps ne seraient point sans quelque artifice. La parole est ce moyen de se multiplier dans le néant.
Et voici comme je vins enfin à mon sujet, et comme j’en fis une théorie pour la dame invisible et tendre :
Dame, lui ai-je dit, ô mythe ! Mythe est le nom de tout ce qui n’existe et ne subsiste qu’ayant la parole pour cause. Il n’est de discours si obscur, de racontar si bizarre, de propos si incohérent à quoi nous ne puissions donner un sens. Il y a toujours une supposition qui donne un sens au langage le plus étrange.
Imaginez encore que plusieurs récits de la même affaire, ou des rapports divers du même événement vous soient faits par des livres ou par des témoins qui ne s’accordent pas entre eux quoique également dignes de foi. Dire qu’ils ne s’accordent pas, c’est dire que leur diversité simultanée compose un monstre. Leur concurrence procrée une chimère… Mais un monstre ou une chimère, qui ne sont point viables dans le fait, sont à leur aise dans le vague des esprits. Une combinaison de la femme et du poisson est une sirène, et la forme d’une sirène se fait aisément accepter. Mais une vivante sirène est-elle possible ? — Je ne suis pas du tout assuré que nous soyons déjà si experts dans les sciences de la vie que nous puissions refuser la vie aux sirènes par raison démonstrative. Il faudrait bien de l’anatomie et de la physiologie pour leur opposer autre chose que ce fait : les modernes jamais n’en ont pêché !
Ce qui périt par un peu plus de précision est un mythe. Sous la rigueur du regard, et sous les coups multipliés et convergents des questions et des interrogations catégoriques dont l’esprit éveillé s’arme de toutes parts, vous voyez les mythes mourir, et s’appauvrir indéfiniment la faune des choses vagues et des idées… Les mythes se décomposent à la lumière que fait en nous la présence combinée de notre corps et de notre sens du plus haut degré.
Voyez comme le cauchemar compose en un drame tout- puissant, quelque diversité de sensations indépendantes qui nous travaille sous le sommeil. Une main sous le corps est prise ; un pied, qui s’est découvert et délivré des langes, se refroidit au loin du reste du dormeur ; de matinaux passants vocifèrent à l’aube dans la rue ; l’estomac vide s’étire et les entrailles fermentent ; telle lueur du grand soleil levant inquiète vaguement la rétine au travers des paupières abaissées… Autant de données séparées et incohérentes ; et personne encore pour les réduire à elles-mêmes et au monde connu, pour les organiser, retenir les unes, abolir les autres, ordonner leurs valeurs et nous permettre de passer outre. Mais toutes ensemble sont comme des conditions égales, et devant être également satisfaites. Il en résulte une création originale, absurde, incompatible avec la suite de la vie, toute-puissante, toute effrayante, qui n’a en soi-même aucun principe de fin, point d’issue, point de limite… Il en est ainsi dans le détail de la veille, mais avec moins d’unité. Toute l’histoire de la pensée n’est que le jeu d’une infinité de petits cauchemars à grandes conséquences, tandis que dans les sommeils s’observent de grands cauchemars à très courte et très faible conséquence.
Tout notre langage est composé de petits songes brefs ; et ce qu’il y a de beau, c’est que nous en formons quelquefois des pensées étrangement justes et merveilleusement raisonnables. En vérité, il y a tant de mythes en nous et si familiers qu’il est presque impossible de séparer nettement de notre esprit quelque chose qui n’en soit point. On ne peut même en parler sans mythifier encore, et ne fais-je point dans cet instant le mythe du mythe pour répondre au caprice d’un mythe ?
Oui, je ne sais que faire pour sortir de ce qui n’est pas, chères âmes ! Tant la parole nous peuple et peuple tout, que l’on ne voit comment s’y prendre pour s’abstenir des imaginations dont rien ne se passe…
Songez que demain est un mythe, que l’univers en est un ; que le nombre, que l’amour, que le réel comme l’infini, que la justice, le peuple, la poésie… la terre elle-même sont mythes ! Et le pôle même en est un, car ceux qui prétendent d’y être allés n’ont pensé y être que par des raisons qui sont indivisibles de la parole…
J’oubliais tout le passé… Toute l’histoire n’est faite que de pensées auxquelles nous ajoutons cette valeur essentiellement mythique qu’elles représentent ce qui fut. Chaque instant tombe à chaque instant dans l’imaginaire, et à peine l’on est mort, l’on s’en va rejoindre, avec la vitesse de la lumière, les centaures et les anges… Que dis-je ! A peine le dos tourné, à peine sortis de la vue, l’opinion fait de nous ce qu’elle peut !
Je retourne à l’histoire. Comme insensiblement elle se change en rêve à mesure qu’elle s’éloigne du présent ! Tout près de nous, ce ne sont encore que des mythes tempérés, gênés par des textes non incroyables, par des vestiges matériels qui modèrent un peu notre fantaisie. Mais franchis trois ou quatre mille ans en deçà de notre naissance, on est en pleine liberté. Enfin, dans le vide du mythe du temps pur, et vierge de quoi que ce soit qui ressemble à ce qui nous touche, l’esprit — assuré seulement qu’il y a eu quelque chose, contraint par sa nécessité essentielle de supposer un antécédent, des «causes», des supports à ce qui est, ou à ce qu’il est, — enfante des époques, des états, des événements, des êtres, des principes, des images ou des histoires de plus en plus naïves, qui font songer, ou qui se réduisent aisément à cette cosmologie si sincère des Hindous, quand ils plaçaient la terre, afin de la soutenir dans l’espace, sur le dos d’un immense éléphant ; cette bête se tenant sur une tortue ; elle-même portée par une mer que contenait je ne sais quel vase.
Le philosophe le plus profond, le physicien le mieux armé, le géomètre le mieux pourvu de ces moyens que Laplace pompeusement nommait «les ressources de l’analyse la plus sublime», — ne peuvent ni ne savent faire autre chose.
C’est pourquoi il m’est arrivé d’écrire certain jour : Au commencement était la Fable !
Ce qui veut dire que toute origine, toute aurore des choses est de la même substance que les chansons et que les contes qui environnent les berceaux…
C’est une sorte de loi absolue que partout, en tous lieux, à toute période de la civilisation, dans toute croyance, au moyen de quelle discipline que ce soit, et sous tous les rapports, — le faux supporte le vrai ; le vrai se donne le faux pour ancêtre, pour cause, pour auteur, pour origine et pour fin, sans exception ni remède, — et le vrai engendre ce faux dont il exige d’être soi-même engendré. Toute antiquité, toute causalité, tout principe des choses sont inventions fabuleuses et obéissent aux lois simples.
Que serions-nous donc sans le secours de ce qui n’existe pas ? Peu de chose, et nos esprits bien inoccupés languiraient si les fables, les méprises, les abstractions, les croyances et les monstres, les hypothèses et les prétendus problèmes de la métaphysique ne peuplaient d’êtres et d’images sans objets nos profondeurs et nos ténèbres naturelles.
Les mythes sont les âmes de nos actions et de nos amours. Nous ne pouvons agir qu’en nous mouvant vers un fantôme. Nous ne pouvons aimer que ce que nous créons.
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Paul Valéry, Variété I (1934)
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