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Variations de Paul Valéry autour de la figure de Robinson. Ces extraits ont été publiés après sa mort par Gallimard en 1950 dans le recueil Histoires brisées.

 

Robinson

 

Robinson avait assez assuré sa subsistance et presque pris ses aises dans son île.

Il s’était bâti un bon toit ; il s’était fait des habits de palmes et de plumes, des bottes souples, un chapeau immense et léger. Il avait amené l’eau pure tout auprès de lui, jusque dans l’ombre de sa hutte où elle jasait comme un oiseau ; ce chant faisant il n’était plus si solitaire. Le feu lui obéissait ; il l’éveillait quand il voulait. Une multitude de poissons séchés et fumés pendaient aux membres de bois de la case ; et de grandes corbeilles qu’il avait tressées étaient pleines de galettes grossières, si dures qu’elles pouvaient se garder éternellement.

Robinson se laissait oublier sa nudité première et les âpres commencements de solitude. Le temps qu’il allait tout nu et qu’il devait courir tout le jour après son dîner lui semblait déjà pâle et historique. Il voyait comme un rêve l’ère avant le naufrage.

Même il s’émerveillait à présent des œuvres de ses mains. Ses travaux assemblés étonnaient quelquefois ses regards. Cet heureux Robinson se sentait l’héritier d’une lignée de Robinsons actifs et misérables plutôt que l’ouvrier unique et l’agent opiniâtre d’une si pleine prospérité. Il avait grand’peine à se sentir l’auteur de cet ensemble qui le contentait, mais qui le dominait. Qu’y a-t-il en vérité de plus étranger à tout créateur que le total de son ouvrage ? Il n’en a jamais connu que les desseins partiels, et les morceaux, et les degrés, et l’impression de ce qu’il a fait est tout autre que celle d’une chose entière et accomplie, et il ne connaît de sa perfection que les approches, les essais.

Une demeure bien assise, des conserves surabondantes, toutes les sûretés essentielles retrouvées, ont le loisir pour conséquence. C’est le fruit des fruits que le calme et la certitude. Robinson au milieu de ses biens se sentait confusément redevenir un homme, c’est à dire un être indécis, un être qui ne peut se définir par les circonstances toutes seules.

Il respirait distraitement, il ne savait quels fantômes poursuivre. Il était menacé de créer les lettres et les arts. Le soleil lui semblait trop beau et le rendait triste. Il eût presque inventé l’amour, s’il n’eût été si sage et puis si seul.

 

*

 

Contemplant des monceaux de nourriture durable, il croyait voir du temps de reste et des actes épargnés. Une caisse de biscuits, c’est tout un mois de paresse et de vie. Des pots de viande confite, et des couffes de fibre bourrées de graines et de noix sont un trésor de quiétude ; tout un hiver tranquille est en puissance dans leur parfum.

Dans la senteur puissante et rance des coffres et des caissons de sa cambuse, Robinson humait avec l’ennui de son passé, la certitude de son avenir. Il lui semblait que l’amas de ses richesses dégageait de l’oisiveté, et qu’il en émanait je ne sais quelle substance virtuelle de durée, comme il émane de certains métaux une sorte de chaleur naturelle.

C’est le plus grand triomphe de l’homme (et de quelques autres espèces) sur les choses, que d’avoir su transporter jusqu’au lendemain les effets et les fruits du labeur de la veille. L’humanité ne s’est lentement élevée que sur le tas de ce qui dure. Prévisions, provisions, peu à peu nous ont détachés de la rigueur de nos nécessités animales et du mot à mot de nos besoins. Nous avons pu regarder autour de nous et au loin de notre personne si enracinée à la matière environnante. La nature le suggérait : nous portons en nous-mêmes de quoi résister quelque peu à la chute.  La graisse qui est sur nos membres nous permet de passer un temps de disette et d’attendre des jours meilleurs.

 

(…)

 

–   Oisiveté, se disait Robinson, Oisiveté fille du sel, de la cuisson, et de tous les apprêts qui suspendent, en quelque sorte, le destin des aliments périssables, filles des empyreumes, des fumées conservatrices, des aromates, des épices, et même des logarithmes, – que ferai-je de toi –Que feras-tu de moi ? Voici que mes puissants appétits ne dessinent ni ne colorent plus mes journées. Je n’imagine plus des actes, je ne vois plus des fantômes de proies rôties, et je suis libre ; n’est-ce pas être informe ? Quand nous croyons de nous appartenir, nous ne sommes qu’à la disposition des incidents les plus petits de notre regard. La variété, l’infinité des objets insignifiants nous abusent sur nos pouvoirs. Je n’ai plus de loi que mon indifférence. Ma mobilité me paralyse. Ma légèreté me pèse. Ma sécurité n’est pas sans m’inquiéter. Que vais-je faire de cet immense temps que je me suis mis de côté ?

 

 

***

 

 

 

Textes extraits de Paul Valéry, Histoires brisées, Gallimard, 1950.