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Albertine endormie

 

Posséder l’être aimé ! C’est le rêve impossible de l’amour et sa torture permanente, pour le narrateur de la Recherche. Certaines situations, comme le sommeil, peuvent cependant nous permettre de frôler ce phantasme.

 

 

Quelquefois, en effet, quand je me levais pour aller chercher un livre dans le cabinet de mon père, mon amie, m’ayant demandé la permission de s’étendre pendant ce temps-là, était si fatiguée par la longue randonnée du matin et de l’après-midi au grand air que, même si je n’étais resté qu’un instant hors de ma chambre, en y rentrant, je trouvais Albertine endormie et ne la réveillais pas.
Étendue de la tête aux pieds sur mon lit, dans une attitude d’un naturel qu’on n’aurait pu inventer, je lui trouvais l’air d’une longue tige en fleur qu’on aurait disposée là, et c’était ainsi en effet : le pouvoir de rêver, que je n’avais qu’en son absence, je le retrouvais à ces instants auprès d’elle, comme si, en dormant, elle était devenue une plante. Par-là, son sommeil réalisait, dans une certaine mesure, la possibilité de l’amour ; seul, je pouvais penser à elle, mais elle me manquait, je ne la possédais pas. Présente, je lui parlais, mais j’étais trop absent de moi-même pour pouvoir penser. Quand elle dormait, je n’avais plus à parler, je savais que je n’étais plus regardé par elle, je n’avais plus besoin de vivre à la surface de moi-même.
En fermant les yeux, en perdant la conscience, Albertine avait dépouillé, l’un après l’autre, ses différents caractères d’humanité qui m’avaient déçu depuis le jour où j’avais fait sa connaissance. Elle n’était plus animée que de la vie inconsciente des végétaux, des arbres, vie plus différente de la mienne, plus étrange, et qui cependant m’appartenait davantage. Son moi ne s’échappait pas à tous moments, comme quand nous causions, par les issues de la pensée inavouée et du regard. Elle avait rappelé à soi tout ce qui d’elle était au dehors ; elle s’était réfugiée, enclose, résumée, dans son corps. En le tenant sous mon regard, dans mes mains, j’avais cette impression de la posséder tout entière que je n’avais pas quand elle était réveillée. Sa vie m’était soumise, exhalait vers moi son léger souffle.
(…) En entrant dans la chambre, j’étais resté debout sur le seuil, n’osant pas faire de bruit, et je n’en entendais pas d’autre que celui de son haleine venant expirer sur ses lèvres, à intervalles intermittents et réguliers, comme un reflux, mais plus assoupi et plus doux. Et au moment où mon oreille recueillait ce bruit divin, il me semblait que c’était, condensée en lui, toute la personne, toute la vie de la charmante captive, étendue là sous mes yeux.

 

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Marcel Proust, La Prisonnière.